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Ecrivain de la comédie romande - Page 179

  • Le swing d'Alain Bagnoud

    images-2.jpegC'est au sud de la Crète, dans le petit village de Paleochora, pendant les vacances scolaires, que j'ai lu le dernier roman d'Alain Bagnoud, Le Blues des vocations éphémères*. Peu de montagnes, autour de moi, pas d'université non plus. Beaucoup de vignes, par contre. Et le murmure de la mer, toujours recommencée…

    Je recommande la lecture de Bagnoud au bord de la mer, surtout en automne, saison des feuilles mortes et des blues lancinants. C'est avec plaisir qu'on retrouve le narrateur, double à peine masqué de l'auteur, dans ses vagabondages et ses errances entre la grande ville et son petit village valaisan. Avec plaisir aussi qu'on retrouve ses grands amis Dogane et Léonard, ainsi que ses conquêtes féminines. Bien qu'il puisse être lu indépendamment des deux premiers volumes (La Leçon de choses en un jour et Le Jour du dragon**), Le Blues des vocations éphémères s'inscrit dans une quête littéraire ambitieuse, qui frappe par sa justesse et son intégrité. En racontant ses premiers mois d'étudiant à l'Université, de Genève sa fascination pour la grande ville, les esprits cultivés, le nouveau milieu bohème qu'il fréquente, Bagnoud ne triche pas. Il essaie de coller au plus près de son expérience passée en revisitant cette jeunesse hantée de fantômes inquiétants et familiers. En passant, il nous brosse une galerie assez épatante de portraits de professeurs engoncés dans leur savoir ou, au contraire, faisant copain-copain avec leurs étudiants. C'est peu dire que le narrateur cherche sa voie dans les allées des Bastions. Il veut devenir écrivain. Ou peintre. Ou musicien. Attiré par ces trois formes d'art, il constate, hélas, qu'il n'est pas élu. « Ma vie informe de garçon normal, en rien prodige, n'est pas entraînée vers une destinée inévitable par une flèche droite (…) Elle va mollement, ballottant dans un sens ou dans l'autre, semblant pouvoir être détournée par n'importe quel événement. » Les textes qu'il écrit ne ressemblent pas à ceux qui sont encensés à l'Université. La musique qu'il aime (le folk, le blues) n'est pas celle qu'il joue dans les bals populaires avec son groupe. Et Dogane, en matière de peinture, semble beaucoup plus doué que lui…

    images-1.jpegDogane, parlons-en. Ce beau garçon aux boucles noires lui avoue un jour qu'il « sort du lit d'un homme. » Le narrateur est moins choqué par cette nouvelle (qui l'ébranle tout de même) que par sson propre aveuglement. Comment n'a-t-il pas compris plus tôt la nature secrète de son ami, pourtant intime ? Cette révélation, qui touche au cœur de l'amitié, va en entraîner d'autres, tout au long d'un roman qui se lit d'une traite. Les atermoiements du narrateur, souvent décrits avec humour, voire ironie, se poursuivent lorsqu'il revient chez lui, dans son village natal. Mais ce chez-soi lui paraît à présent étranger. Il peine à retrouver sa place dans ce monde familial et familier. Certes, il retrouve le langage direct de ses amis, mais ce langage semble parasité par ce qu'il a appris en ville. Quelle langue est donc la sienne ? L'ancienne langue « naturelle » du village ? Ou la nouvelle langue des études ? Là aussi, le narrateur chante le blues. Mais ce n'est pas un blues triste. C'est le blues des vocations fragiles. Du déracinement et de la trahison (le narrateur apprend, comme Annie Ernaux, que pour devenir soi-même, en particulier par ses études, il faut nécessairement trahir les siens). Le blues de la vie qui vous entraîne dans son torrent…

    On sent ce balancement, ce swing, d'un bout à l'autre du livre. Déchiré, tiraillé, écartelé entre ville et village, chanson et peinture, langue naturelle et langage lettré, comme il est déchiré entre Ilya et Bérengère, le narrateur cherche sa voie en grattant sa guitare, comme il cherche ses mots en écoutant les mots des autres. Scandé en sept couplets, le roman de Bagnoud explore avec justesse cette faille intime que beaucoup d'étudiants ont vécue. C'est vif, bien écrit, entraînant. Il faut le lire avant la fin de l'automne !

    * Alain Bagnoud, Le Blues des vocations éphémères, roman, L'Aire, 2010.

    ** Alain Bagnoud, La Leçon de choses en un jour et Le Jour du Dragon, L'Aire.

  • Tombeau pour Jonathan

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    Je connais Pierre Béguin depuis trente ans. Nous avons usé nos jeans sur les mêmes bancs de l'Université. Ensuite, on s'est perdus de vue. Pierre a beaucoup bourlingué, surtout en Amérique du Sud. Il a publié trois romans (L'Ombre du narcisse, Joselito Carnaval et Terre de personne*). Comme moi, il a deux filles. Nous aurions pu nous rencontrer, en 2002, à la maternité de Genève, dans des circonstances dramatiques. Le 12 avril, j'ai perdu mon fils, O., et, le 28 septembre, Pierre a perdu le sien, Jonathan. Sur cette expérience douloureuse, Pierre Béguin a écrit un livre sobre et vrai, pudique, profond : en un mot admirable, Jonathan 2002**. Basé sans doute sur un journal intime tenu pendant les événements, ce livre est construit comme une tragédie grecque, en sept parties, qui chacune permettent au lecteur de pénétrer plus avant dans le drame qui se joue.
    Tout commence par des présages dont l'auteur ne parvient pas tout de suite à deviner le sens : un couple de rouge-queues, qui avait construit son nid dans un recoin de la maison, est retrouvé sans vie, un beau matin, couvant des œufs morts-nés. Cette image hantera longtemps le narrateur et sa femme, L.. Comme l'oiseau de mauvais augure, elle annonce le drame qui va commencer. L'accouchement est difficile, l'enfant naît prématurément. Il est aussitôt mis en couveuse et intubé, car ses poumons ne sont pas encore aptes à respirer normalement. C'est là, dans la couveuse, que son père le découvre et se met à pleurer « pour la première fois depuis l'enfance. » Commence alors un véritable chemin de croix. Les parents sont suspendus aux paroles des médecins, évidemment contradictoires. Ils vivent au rythme des alertes de l'enfant qui cesse souvent de respirer. Dans cette épreuve, heureusement, le couple fait front commun. Et Pierre avoue que, sans sa femme, qui « le tirait du côté de la matière, il se serait sans doute réfugié, une fois de plus, dans l'évanescence, avec ses fantômes et ce désir irrépressible de n'être qu'un pur esprit que la douleur n'atteint pas ». Mais le drame progresse, inéluctablement, vers l'issue fatale. Les parents sont confrontés à l'impuissance, aux questions obsédantes. Au matin du 3 octobre, Jonathan meurt. « L. leva soudainement les yeux vers moi comme pour s'excuser. (…) Tout dans ce visage exprimait, avec une intensité inouïe, une incompréhension radicale, absolue, révoltée face à cet odieux coup du sort. » Comment trouver un sens à une mort aussi injuste « Comment peut-on, et surtout qui peut-on renaître à la perte d'un enfant ? » demandait André Breton. Les exemples, dans le monde littéraire, ne manquent pas : le poète Mallarmé à perdu son fils Anatole ; le père Hugo a pleuré la mort de son fils Léopold, puis de sa fille Léopoldine ; plus près de nous, la critique et écrivaine Laure Adler a raconté son drame dans un très beau livre, À ce soir *** ; Philippe Forest a raconté, dans L'Enfant éternel****, la mort de son fils. Les précédents sont nombreux, illustres, tragiques, mais ils ne consolent pas. L'auteur (le père, l'époux) en veut surtout aux médecins qui, malgré leur technologie de pointe, et la prétention dont elle s'entoure, se sont révélés particulièrement inefficients. Mais le réel, une fois encore, le rappelle vite à l'ordre. Ployant sous le poids de l'angoisse et de la culpabilité, L. s'effondre nerveusement. « Elle évoluait maintenant dans un autre monde, avec sa logique propre et son propre système référentiel. Je compris tout à coup que, après mon fils, je venais de perdre ma femme. Je reçus cette brusque révélation comme une volée de coups sur la tête et dans l'estomac. » Internée, L. est malgré tout, sur l'insistance désespérée de son mari, autorisée à assister à la cérémonie d'enterrement. Il faut « donner du sens à cette existence dont la brièveté confinait à l'absurde, l'inscrire dans une durée que la nature lui avait scandaleusement refusée. » Ce rite de passage permet au couple d'avancer sur le chemin du deuil, sinon de la guérison.
    Quelques mois plus tard, relisant le manuscrit d'un roman commencé six ans auparavant, Terre de personne, Pierre Béguin découvre, avec une évidence terrifiante, transposés dans une fiction aux antipodes de ce qu'il a vécu, « des épisodes, des scènes, des images qui le renvoient à un passé tout proche comme si le cours du temps s'était inversé. » C'est que l'écrivain, revisitant son passé, préfigure l'avenir. « C'est peut-être cela aussi, l'écriture, note Béguin, le langage muet des choses à venir. »
    L'épilogue du récit est heureux. Les rouge-queues sont de retour, comme par miracle., dans la maison familiale. Le 10 décembre 2004 naît Ophélie. Une autre histoire commence. Le livre se termine sur ces lignes magnifiques de Ramuz : « Mais moi, te prenant alors sur mes genoux, je te raconterai cette autre mort d'avant et tu seras consolée. Je te dirai : c'est à caude que tout doit finir que tout est si beau. C'est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence. » Tâche seulement d'être toujours émerveillée. »

    * Pierre Béguin, L'Ombre de narcisse, roman, L'Âge d'Homme, 1994.
    Joselito Carnaval, roman, L'Aire, 2000.
    Terre de personne, roman, l'Aire, 2004.
    ** Pierre Béguin, Jonathan 2002, récit, l'Aire, 2007.
    *** Laure Adler, À ce soir, Folio.
    **** Philippe Forest, L'Enfant éternel, Folio.
  • Mille merci !

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    S’il y a une chose que j’ai apprise*, depuis le 16 novembre, date à laquelle L'Amour nègre a reçu le Prix Interallié, c’est bien à dire merci.

    Merci dans toutes les langues et à beaucoup de monde.

    Dans la langue de ma mère, l’italien, merci se dit grazie. Grâce à vous, grâce à toi. Grâce aux autres. Et d’habitude il y en a toujours mille. Mille grâces. Grazie mille. En Italie, on ne mesure jamais sa gratitude. Elle est infinie, comme tous ceux à qui l’on doit rendre grâce.

    En anglais, merci se dit thank you. C’est-à-dire grâce à toi, grâce à vous. Grâces vous soient rendues. On peut noter qu’il signifie à la fois merci et s’il vous plaît, lorsqu’il est employé seul en réponse à une question. Il exprime une acceptation et non pas un refus poli, comme c’est le cas en français.

    En norvégien, il se dit tak et signifie le toit de la maison. « Tu es le bienvenu sous mon toit. »

    En néerlandais, il se dit tank. Un mot qui signifie aussi l’aiguière, le réservoir, la citerne, le char. Le tank. Mais aussi, curieusement, la jambe.

    En russe, il se dit spassibo et signifie Dieu sauve.

    En portugais, il se dit obrigado. C’est-à-dire : je suis votre obligé. J’ai contracté une dette à votre égard. Je vous suis redevable pour ce que vous avez dit ou fait.

    Et en français, dans la langue de mon père, on dit simplement merci. Ce qui n’est jamais simple. Merci est un mot qui vient de loin. En latin, mercedem signifiait le salaire, puis la récompense. Enfin, la faveur que l’on fait à quelqu’un en épargnant sa vie. Quelqu’un qui est à votre merci. Il a donné merci, qui est le témoignage de cette faveur, qui est une grâce. Une miséricorde. Une pitié.

    J’ai donc appris à dire merci. Grâce à vous.

    « Il faut supprimer les douanes, mais conserver les frontières » disait un cinéaste de mon pays qui a inventé la Nouvelle Vague.

    En m’honorant du Prix Interallié, vous avez fait sauter une frontière. Invisible et secrète, mais souvent désarmante. Vous avez abattu quelques murs. Vous avez ouvert une brèche qui, je l’espère, restera encore longtemps ouverte.

    * Petit discours improvisé à l'Ambassade de Suisse, à Paris, le mercredi 2 mars, pour fêter, encore une fois, le Prix Interallié attribué à L'Amour nègre.