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Ecrivain de la comédie romande - Page 123

  • Nous sommes tous des métèques

    images-1.jpegÉté 1969. Je me souviens de l’image neigeuse du poste de télévision. Comme chaque soir, nous regardions l’ORTF, unique chaîne nationale et publique française. Nino Ferrer, en smoking et nœud papillon, animait une émission de variété. Il annonça un chanteur inconnu, plus très jeune, un peu voûté, visage mangé de barbe et pull de laine. Accompagné de sa guitare, d’une voix frêle et voilée, le grand escogriffe barbu fredonna une chanson aux paroles audacieuses. L’histoire d’un homme « rêveur et musicien », « voleur et vagabond », « rôdeur » en quête de liberté et d’amour.

    Cet homme s’appelait Georges Moustaki, et sa chanson Le Métèque.

    En pleine vague érotique (Serge Gainsbourg était passé par là), un an après le joli mois de mai, cette chanson singulière marquera les esprits et sera l’une des premières consacrées par la télévision (chez Polydor, la maison de disques de Moustaki, les presses tournent à 5000 pressages par jour pendant tout l’été 69).

    Une chanson, c’est l’alliage fragile d’un texte et d’une musique. Le texte, souvent, se prend pour un poème, alors qu’il enchaîne les poncifs et les rimes faciles. La musique, quant à elle, repose parfois sur trois accords de guitare, répétés jusqu’à l’écœurement.

    Pourtant, certaines chansons révèlent non seulement le talent de leur auteur, mais aussi la fibre vive de leur époque. Les désirs et les peurs inconscientes. Les rêves, les combats, les utopies. Elles sont prophétiques. C’est le cas de la chanson de Georges Moustaki, promu, du jour au lendemain, grâce à l’ORTF, nouvelle star de la chanson française.

    Né en Égypte, grec de passeport et juif de confession, Youssef Mustachi grandit dans une famille où on parle six langues. Il suit les cours de l’école française d’Alexandrie. Plus tard, il traverse la grande bleue, passe par l’île de Corfou (d’où vient sa famille), file en Italie, puis en France. Arrivé à Paris, il frappe à toutes les portes. Pas toujours avec succès. Un étranger est constamment au commencement de son histoire. Toute sa vie, Moustaki reste un métèque, terme à la fois péjoratif et insolite. Un étranger. Un oursider. Il écrit ses premières chansons qu’il propose à Yves Montand, Édith Piaf, Barbara, puis Serge Reggiani.

    Le métèque, c’est l’étranger de passage, celui qui ne vit plus dans le village où il est né. Autrement dit, vous ou moi. Il n’a pas le droit de cité, mais on tolère sa présence. Aux « natifs », il apporte sa force vive et ses lumières. Sa créativité. Sa parole poétique. C’est le sang neuf dont nous avons besoin pour nous régénérer. Et qui, finalement, nous donne une chance d’être nous-même.

    Le salut vient toujours de l’autre, le métèque, l’étranger.

    C’est pourquoi il convient de lui ouvrir sa porte, de l’accueillir comme s’il était des nôtres, car il apporte la liberté.

    Et ses chansons demeurent longtemps après qu’il est parti.

     

     

  • L'image de Dolorès

     

    images.jpegOn dit de Dolorès qu’elle est superficielle et vaine. Qu’elle passe son temps à se faire belle, à disparaître. À s’admirer dans les miroirs. On dit aussi qu’elle n’a pas d’âme. Que tout ce qu’elle laisse derrière elle, c’est une trace de parfum. Poison de Christian Dior. On dit encore qu’elle est artificielle et vaniteuse. Une femme sans charme. Qu’elle a épousé Matt pour faire la une des magazines people. Non par amour. Qu’elle adopte des enfants pour tenter de sauver son couple.

    Rien qu’une image.

    Le mercredi, pourtant, sur Sunset Boulevard ou dans les boutiques snob de Palisades, elle cherche son âme. Elle se lève tôt. Elle se maquille. Elle se pomponne avec soin. Et quand elle vient me chercher dans ma chambre, elle est parée comme une guerrière. Les yeux cachés par des lunettes noires. Le nez pincé. La bouche dissimulée sous un rouge à lèvres cerise. Dol est prête au combat. Tailleur Gucci sur un chemisier en soie grège. Minaudière en satin. Escarpins Anémone en piton.

    Le chauffeur nous dépose sur Palisades. C’est dix heures. Dol commence son chemin de croix. Armani. Prada. Yves Saint-Laurent. Elle croise son reflet dans les glaces. Les vendeuses tournent autour d’elles comme des vampires. Les haut-parleurs diffusent une musique douce. Bach ou Mozart ou Schubert. Quelque chose comme ça. Quelque chose qui vous donne la fièvre acheteuse. Tout le monde la connaît. Sourires, courbettes et compagnie. Mais dans son dos on rit sous cape. Des centaines de milliers de dollars chaque année pour faire comme tout le monde. Avant tout le monde. Des fortunes dépensées en vêtements. Chaussures. Accessoires. Bijoux. Pour paraître moins nue. Cacher ce corps parfait dont elle a honte.

    Chaleur, excitation. Vertiges.

    Elle titube et trébuche sur ses talons de dix centimètres et elle tombe dans mes bras.

    À ce moment, je le vois bien, les vendeuses la détestent. Elles pensent que c’est une garce cruelle et capricieuse que Matt-la-gueule-d’ange a du mérite à supporter. Qu’elle écume les boutiques parce qu’elle n’a rien à faire. Qu’elle aime martyriser le personnel parce qu’elle a de l’argent et qu’elle peut tout se permettre. Absolument tout. Mais Dol se moque de leur mépris. Elle m’entraîne dans une cabine d’essayage grande comme une piscine. Elle passe une robe Valentino en soie sauvage à festons, très décolletée, qui laisse apparaître le tatouage sur son épaule.

    « Cette robe est trop petite, dit-elle entre ses dents. Je n’arrive pas à respirer… »

    Elle se tourne et se retourne, se contorsionne devant la glace.

    « Tu ne trouves pas que j’ai l’air d’un beignet ?

    —Non, je dis. Tu es… magnifique ! »

    En maugréant, elle plaque la robe contre son corps. Elle efface les plis. Elle rajuste le décolleté. Tout à coup ses seins jaillissent de la soie et elle explose de rage.

    « Merde ! J’ai encore grossi… »

    Et moi je reste la bouche ouverte, ébloui par tant de beauté et ma mère devient folle. Elle arrache la robe et elle la jette par terre. Elle la piétine et pousse des cris de bête blessée et les vendeuses demandent d’une voix inquiète :

    « Tout va bien, Madame ? »

    Dol n’écoute pas. Elle passe une autre robe en crépon de soie gansée de strass. Un modèle unique signé Léonard. Dans une semaine, c’est la première du film qu’elle a tourné au Nevada avec Jack Malone et Di Caprio, Lost in Paradise, et il lui faut à tout prix quelque chose d’original. Tout le gratin d’Hollywood sera là. Elle ne peut pas être habillée comme un sac.

    « Tu ne trouves pas que cette robe me boudine ?

    —Non, je dis, elle te va comme un gant. »

    Devant la glace, elle joue avec son reflet. Elle est nerveuse. Sa bouche est agitée de tics. Comme si elle passait un examen. Elle enlève la robe. Elle en passe une autre. Puis une autre encore. Puis une autre. Mais aucune ne lui va. Aucune ne lui plaît. Au contraire. Au fil des essayages elle devient irascible et méchante.

    « Tout va bien, Madame ?

    —Mêlez-vous de vos affaires, petite conne ! »

    Exaspérée, elle me prend par la main et sort de la cabine en rugissant. Les vendeuses essaient de la retenir. Elles n’en croient pas leurs yeux. Dol est leur meilleure cliente. Elle peut s’offrir tout ce qu’elle veut. Mais elle est si lunatique. Le gérant de la boutique qui porte un costume Guess et une chemise Calvin Klein la retient par le bras.

     

    « Nous avons d’autres modèles, Madame…

    —Ces robes sont faites pour des cigognes !

    —Elles ont été dessinées par de grands couturiers…

    —Peut-être, crie Dol. Mais ils n’aiment pas les femmes ! »

    Vers une heure, on déjeune sur le pouce au Diplomatico, sur Sunset Boulevard. Parquets éblouissants. Fougères géantes au milieu de fontaines d’eau glougloutante. Tables carrées en verre. Miroir à facettes au plafond. Dol retrouve là Mel et Lindsey. Ses meilleures amies. Elles étudient longtemps la carte. Elles font la grimace. Elles finissent par commander une salade verte arrosée d’une ou deux gouttes de citron. Un poisson grillé et un potage végétarien.L’après-midi ressemble à la matinée. Poussée par un désir farouche, Dol écume les boutiques une à une, toujours en quête de la robe idéale. De la ceinture qui irait avec sa minaudière en satin. Des escarpins qui mettraient en valeur ses jambes fines et bronzées. Mais sa fureur grandit au fil des boutiques. Comme sa déception.

    « Qu’est-ce que je désire vraiment, Adam ? Toi, tu peux me le dire ? »

    Elle entre et sort des magasins comme une reine outragée, sous le regard ahuri du gérant.

    « Allons plus loin, Adam. Il n’y a rien ici… »

    Rien chez Prada. Rien chez Dolce & Gabbana. Rien chez Rikki. Rien chez Chanel. Rien chez Tommy Hilfiger.

    Rien nulle part.

    Le visage de Dol se fane. Il est plein d’amertume. De désarroi. De consternation. Rien ne lui plaît. Elle vit cela comme une insulte. Son visage est un masque livide et renfrogné. Ses cheveux ont perdu leur éclat. Sa silhouette s’est tassée. Comme si elle avait pris cent ans en une journée.

    Face au miroir ovale, chez Mandrake, elle passe une robe à sequins Rifat Ozbek en crêpe de Chine appliquée de paillettes avec bustier en brocart d’or. Et comme d’habitude ma mère fait la grimace. Elle se tourne et se retourne cent fois. Et elle finit par exploser.

    « Plus jamais je ne reviendrai chez vous ! hurle-t-elle au gérant italien et sexy. Vous vous moquez de moi… »

    Elle pivote sur ses talons et m’entraîne avec elle dans la rue. C’est le soir. Les boutiques vont fermer. Dol presse le pas. Question de vie ou de mort. La lame de la guillotine va tomber. Elle ne peut pas rentrer sans rien. Affronter le regard de Matt. De tous les hommes de la terre.

    Comme si elle était nue.

  • Hommage à Marc Jurt

      images.jpgIl a y sept ans nous quittait Marc Jurt, immense artiste aux multiples talents, peintre et graveur, sculpteur et photographe, enseignant au Collège de Saussure et grand voyageur. Petit hommage.

     Tout commence, chez Marc Jurt, par une trace, un trait gravé ou dessiné. Par ce trait, l’artiste essaie de trahir le monde, c’est-à-dire de l’agripper, de toutes les manières, de toutes ses forces, et de l’attirer vers lui. L’artiste est un archer qui tire, de nuit, sur des cibles mouvantes, vivantes, éphémères. À ce jeu-là, Marc Jurt était expert : le regard, d’abord, mais aussi le corps tout entier, qui s’imprègne du monde, décoche ses flèches ; puis la main qui trace, danse sur le papier ou la plaque de cuivre, qui creuse, qui va au fond des choses ressuscitées par le geste rapide et élégant.

     Au fil des œuvres — trente années de dessin, de gravure et de peinture — le trait, bien sûr, a changé. images-1.jpgDe l’hyperréalisme symbolique des premières gravures (on se souvient des tours de Manhattan dévorées par le lierre) à l’abstraction lyrique des dernières grandes toiles, le trait s’est à la fois dépouillé de l’inessentiel et enrichi de nouvelles expériences, de nouvelles sensations. Grâce aux voyages, aux rencontres, aux aventures de la vie. Mais toujours il a gardé en point de mire son objectif : tracer l’élan, donner une forme visible à la force. Et cette force explose, irrépressible, dans les derniers tableaux réalisés alors que Marc luttait contre la maladie.

     Peindre la force, oui, sans jamais se laisser arrêter, emprisonner, réduire au silence.

     L’œuvre de Marc Jurt n’est jamais fermée : c’est une maison ouverte au monde. Elle est à la fois singulière (on reconnaît son trait, sa marque, au premier coup d’œil) et universelle. Les Balinais comme les Occidentaux s’y retrouvent chez eux, tant Marc aime à jouer avec les matières (tissus, écorces d’arbres, papiers de riz ou de coton), à faire des clins d’œil, à tracer des passerelles entre les peuples et les civilisations.

     Chaque tableau est une invitation à partager, à voyager. Il explore de nouveaux territoires, corrige nos vieilles mappemondes, revisite les cartes de géographie, de météorologie et d’aviation en les modifiant, par le trait et par la couleur, afin qu’ils coïncident, sans doute, avec cette géographie secrète qui est la sienne. Ce travail sur les cartes de géographie n’est pas le premier entrepris par Marc Jurt : il rappelle « Géographie du corps », cette suite de dessins réalisés en 1991-1992 sur enveloppes en carton représentant des anatomies plus ou moins fantastiques. Déjà, utilisant des techniques mixtes, Marc les détournait de leur fonction (médicale) pour en faire une œuvre à regarder, à méditer. On ne peut s’empêcher de voir aussi dans ce geste de détournement une sorte de magie blanche destinée à éloigner du corps, de son propre corps, les menaces invisibles de la maladie ou de la mort. Déjà, en 1992, Marc avait demandé à un écrivain, Jacques Chessex, d’écrire sur ces anatomies colorées et détournées pour conjurer, à sa manière, les vieux démons.

    images.jpegCette même année, Marc Jurt collabore pour la première fois avec Michel Butor, un écrivain qu’il admire de longue date, grand voyageur, lui aussi, explorateur de mots et de territoires inconnus (Génie du lieu) : écrivain mobile s’il en est. De cette rencontre naît Apesanteur, une série de six gravures sur lesquelles Butor écrit, à la main, six poèmes. Quelques années plus tard, ce sera Géographie parallèle, une suite unique et magnifique de 50 travaux, que Marc considérait comme un sommet de son œuvre. Le peintre y multiplie les interventions et les strates, peinture, gravure, griffures, papiers collés, rehauts de plume et de crayon, tandis que l’écrivain y dépose ses mots.

    Cette œuvre à deux voix est tout à fait exceptionnelle par son ampleur et son inspiration. Les mots et les images se mêlent sans jamais se confondre : une galerie et une graphie qui l’une l’autre se gardent et se perdent de vue, dans un jeu de miroir qui donne le vertige. Les tableaux sont écrits, comme les poèmes sont peints. Pourtant, on dirait qu’ils font corps, qu’ils sont faits de la même chair ou de la même pâte. Chacun accueille l’autre pour lui prêter sa voix, son souffle, sa matière.

    Chacun révèle à l’autre sa géographie secrète et l’aide, dans un dialogue jamais interrompu, à pénétrer les arcanes de son propre mystère.