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  • Les livres de l'été (5) : Hosanna, de Jacques Chessex

    images.jpegLes écrivains, même oubliés ou disparus, se rappellent souvent à notre souvenir. C'est qu'ils ne meurent jamais complètement. Malgré la haine ou le désintérêt qu'ils ont suscité de leur vivant. Leurs livres, comme autant de fantômes, viennent réveiller les lecteurs blasés ou endormis que nous sommes. C'est le cas, ces jours-ci, de Jacques Chessex, dont le dernier roman (mais est-ce vraiment le dernier ?), Hosanna*, paraît trois ans et demi après sa mort théâtrale.

    Dans ce texte bref et intense, le grand écrivain vaudois joue une partition connue : celle du protestant contrit se prosternant bien bas devant son Seigneur, à la fois fascinant et injuste, aimant et sanguinaire. Au point que son amie Blandine lui lance un jour : « Tu as bientôt fini de faire le pasteur ? » Quand donc un écrivain est-il sincère ? Et quand cesse-t-il de jouer ? Le sait-il lui-même ? Chessex n'élude pas la question, reconnaissant sa duplicité essentielle. Et il le fait ici avec humour, n'hésitant pas à dénoncer cette pose qu'il prend souvent une plume à la main, et que tant de photographes ont immortalisée.

    Hosanna parle donc de mort et de salut, de faute et de rédemption, comme presque tous les livres de Chessex. Tout commence par la mort d'un voisin, la cérémonie funèbre, les chants de gloire et d'adieu à l'église, la mise en terre. Cet événement banal touche le narrateur au plus vif de lui-même. Unknown.jpegNon seulement parce qu'il appréciait ce voisin taciturne et ami des bêtes, mais aussi parce que cette mort, pour naturelle qu'elle soit, annonce bientôt la sienne. Et traîne derrière elle un cortège de fantômes, comme autant de remords, qui viennent hanter les nuits du narrateur. Des fantômes anciens et familliers, comme celui de son père, Pierre, mort d'une balle dans la tête en 1956. Mais aussi des fantômes nouveaux, si j'ose dire, comme ce jeune gymnasien, que JC appelle le Visage, obsédé par la mort, qui vient parler avec lui après ses cours à la Cité. Dialogue impossible entre deux blocs de glace. Le jeune homme, qui a lu tous les livres de l'auteur, se moque de lui et lui fait la leçon. « Vous parlez de la mort dans vos livres. Mais cela reste de la littérature. Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est pas la littérature, c'est la mort. » Et le jeune homme s'en va sans que Chessex ait tenté que ce soit pour lui parler ou le retenir. Quelques jours plus tard, il se jettera du pont Bessières. Cauchemar ancien des livres de Chessex. Remords inavouable. Fantôme à jamais survivant.

    Il y en a d'autres, beaucoup d'autres sans doute, de ces fantômes qui viennent peupler les nuits de l'écrivain. Une fois encore, Chessex fait son examen de conscience. Comme s'il pressentait sa fin prochaine, inéluctable. Le lecteur est frappé par la force du style, la précision du langage aéré et serein, l'exigence, toujours renouvelée, de clarté et d'aveu. Ce qui donne à ce court récit le tranchant d'un silex longuement aiguisé. On y retrouve le monde de Chessex avec ses ombres et ses lumières, son obsession de la faute, ses fantômes. Mais aussi la femme-fée qui le sauve de lui-même, Morgane ou Blandine, et qui lui ouvre les portes du paradis au goût de miel et de rosée.

    * Jacques Chessex, Hosanna, roman, Grasset, 2013.

  • Le brave médecin et l'écrivain

    aEdm3WqX0r8J.jpeg Je n'aimerais pas être à la place du médecin yverdonois, le docteur D., qui, ayant interpellé violemment l'écrivain Jacques Chessex, vendredi 9 octobre, lors d'un débat public, a provoqué le malaise qui causé la mort de l'écrivain. Ce médecin courageux (qui s'est éclipsé sans même attendre la réponse que Chessex lui destinait) s'explique aujourd'hui dans 24 Heures (voir ici). Que valent ces explications ? Pas grand-chose, bien sûr, en regard de la mort d'un écrivain. D'autant qu'elles sont émaillées de mensonges (le docteur D. prétend avoir appelé plusieurs fois Chessex pour lui parler et être tombé sur son répondeur : pas de chance, Chessex n'en avait pas !) et lestées de mauvaise foi (« Je ne savais pas que Chessex était si malade » prétend le Tartuffe, décidément peu clairvoyant). C'est la rengaine habituelle du : « Désolé, mais je n'y suis pour rien. »

    Faut-il voir là — comme le suggère notre ami Freud — un désir inconscient de meurtre qui, pour le malheur de l'écrivain comme du médecin, s'est réalisé ce soir-là, à Yverdon ? S'agit-il, comme veut le faire accroire le docteur D., d'une simple réaction aux propos  enflammés de l'écrivain sur l'affaire Polanski ? Le vrai coupable n'est-il pas l'écrivain, au fond, qui s'est permis de défendre le cinéaste franco-polonais ? Etc.

    Les interprétations, on le voit, sont multiples. Elles ne changeront rien, hélas, à la triste réalité. Jacques Chessex est mort parmi les livres, subissant, une dernière fois, les attaques d'un brave médecin vaudois, pétri de bonne conscience, et sans doute radical.

     

     

     

  • La mort du grantécrivain

    77048180.JPG.jpeg Or donc, la Suisse romande a enterré, mercredi, à Lausanne, son grand écrivain. L'air était glacial, la foule, nombreuse. La cérémonie, austère et solennelle, collait bien à l'image que Jacques Chessex s'est construite toute sa vie : celle d'une homme grave, solitaire, tourmenté. Dans ce sens-là, elle fut fidèle. Peu de discours, si l'on excepte le bel hommage de Jérôme Garcin. Un sermon retenu. Des orgues discrètes.

    Avec Jacques Chessex, la littérature romande perd sans doute ce que Dominique Noguez nomme ironiquement — mais affectueusement — un grantécrivain* (en un mot). Qu'est-ce qu'un grantécrivain ? Un écrivain accompli qui vit pour et par l'écriture. Qui écrit tout le temps et publie beaucoup (J.C. a publié plus de 60 livres !). Qui plus est à Paris, la ville lumière, dans l'une des plus prestigieuses maisons d'édition françaises, Grasset, qui publia Céline, Giraudoux, Nourissier, etc. Un écrivain couvert de Prix et de récompenses (la vie de J.C. a été transfigurée par le Goncourt de 1973, le premier et sans doute le seul Goncourt du roman décerné à un écrivain suisse). Et, comme si cela ne suffisait pas, un écrivain à succès (son dernier livre, Un Juif pour l'exemple, s'est vendu à 30'000 exemplaires).

    Ne chipotons pas, comme d'autres, sur les menus défauts de l'homme. Ce serait ridicule, puisqu'un grantécrivain n'est pas un homme comme les autres. Il est admiré, détesté, attaqué, adulé et traîné dans la boue. Il reçoit chaque jour des mots doux et des lettres de menace. Chacun de ses gestes est épié, guetté, photographié ; chacune de ses paroles analysée longuement. Bref, un grantécrivain quitte le silence obligé et l'anonymat des artisans de l'ombre : il devient une figure publique. Les journaux l'adorent ou le descendent en flammes. Son éditeur le tient au chaud. Même la télévision s'intéresse à lui, consécration suprême de la société de spectacle.

    On le voit : J.C. était notre seul grantécrivain. Le seul dont les paroles, répercutées tous azimuts par les média, avaient valeur d'oracle. Il en a profité et il s'en est bien amusé. D'autant qu'à ses débuts, cette même presse ne l'a pas épargné. Davantage qu'un Haldas (que les critiques ignorent), qu'un Chappaz (classé « écrivain régionaliste »), qu'un Jaccottet (poète trop raffiné), voire même qu'un Bouvier (rangé dans le tiroir des « écrivains voyageurs »), Chessex a été sacré de son vivant, ce qui est rare, à la fois pour son œuvre et son sacré caractère. Ce fut le seul à défendre très au-delà des frontières les auteurs romands qu'il appréciait, comme Gustave Roud, Mercanton, Chappaz encore, Corina Bille et beaucoup d'autres.

    Comme le disait Jérôme Garcin, mercredi, à Lausanne : « il ne faut pas pleurer Jacques Chessex, il faut le lire. »

    * Dominique Noguez, Le Grantécrivain et autres textes, Gallimard, 2000.