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littérature - Page 5

  • Le Stade du tennis

    images-2.jpeg En hommage à Roger le Magnifique, une petite élucubration sur le tennis et la sexualité, tirée de L'Amour fantôme (1999).

    « Chez Neige, ils dînaient au salon, assis l'un et l'autre en tailleur, partageant riz et rouleaux de printemps, buvant le vieux sauternes qu'il avait débouché.
    Neige portait une robe en viscose et des socquettes blanches. Ses cheveux blonds formaient une admirable queue de cheval. Exceptionnellement, elle avait maquillé ses yeux, teinté de bleu ses cils, mis du rouge à ses lèvres.
    Comme chaque soir, Neige exposait sa théorie sur les stades de l'homme.
    « Chez l'enfant, disait-elle, le plaisir sexuel est tout d'abord lié à l'excitation de la cavité buccale qui accompagne l'alimentation, puis à celle de l'anus et, enfin, à celle des organes génitaux. Le stade ultime de l'évolution libidinale intervient vers quarante ans, lorsque le sujet adulte reconnaît le caractère secondaire de son activité sexuelle et investit l'essentiel de son énergie psychique dans le tennis… »
    — Et moi ? disait Colin (qui venait d'avoir trente-trois ans). Suis-je encore au stade génital ou déjà au stade du tennis ?
    — Si j'en juge à ton jeu, répondait le jeune fille, tu n'es pas encore parvenu au stade ultime de ton évolution. Ton jeu comporte trop de ratures… Tu ne mets pas ton désir tout entier dans tes coups !
    — C'est vrai ! reconnaissait Colin, perplexe.
    — Quand tu atteindras ce stade (mais, je le répète, tu en es encore loin), tu connaîtras vraiment l'extase du coup droit qui ne revient pas… »
    Il s'était rapproché de Neige, tandis qu'elle parlait, et il avait glissé sa main sous la robe en viscose.
    « Mais avant, Colin, il faut atteindre le centre de ton jeu. Certains l'appellent le Graal, le mandala ou le Secret. D'autres le saint des saints, l'androgyne ou encore l'âme…
    — Comment y parvenir ?
    — C'est un long, très long chemin ! Mais tu peux y arriver par la méditation, l'incantation ou d'autres techniques qui augmentent l'harmonie des ondes cérébrales… »
    Très lentement, sa main remontait sur la cuisse de Neige.
    « Il faut changer de paradigme, Colin ! Entrer enfin dans la quatrième dimension… »
    Jamais encore il n'était allé aussi loin sur le corps minéral de Neige !
    « Cette quatrième dimension est une prise de conscience qui permet à l'information de s'ordonner selon une nouvelle structure. Le changement de paradigme épure et intègre. Il représente un essai de guérison du déchirement entre le ou-bien-ou-bien, le ceci-ou-cela… »
    Colin touchait au cœur de Neige et tout son corps tremblait.
    « C'est au tour du changement de changer, comme dans la nature l'évolution évolue selon un processus de complexification. Toute nouvelle occurrence modifie la nature de celles qui suivent à la manière d'un intérêt composé. Le changement de paradigme n'est pas un simple effet linéaire : c'est un changement spontané de structure, une spirale et parfois un cataclysme… »
    N'y tenant plus, Colin se pencha pour embrasser Neige.
    Mais la jeune fille, dans une esquive gracieuse, se leva brusquement.
    « C'est l'heure de ma méditation ! »
    Il se leva pour suivre Neige, mais elle avait déjà fermé la porte de sa chambre.
    De rage, il alla se coucher sur le vieux lit de camp qu'elle lui prêtait généreusement depuis qu'il avait quitté la demeure maternelle et il commença à se caresser.
    Mais au lieu du plaisir attendu, il fit un cauchemar qui le terrorisa : il était sur le court en face d'une jeune fille qui devait être Neige, il frappait comme un sourd dans la petite sphère jaune et lentement son adversaire changeait de forme : Neige perdait son visage, ses jambes d'acier inoxydable, ses bras robustes, et à la place, maintenant, il y avait un mur !
    Oui, un mur de briques rouges qui renvoyait impitoyablement toutes les balles qu'il frappait… »

  • L'affaire Stern et la Vie mécène

    images-1.jpegDans quelques jours va s'ouvrir, à Genève, l'un des procès les plus attendus du siècle (qui n'a que 9 ans!). Il concerne ce qu'on nomme habituellement « l'affaire Stern » (voir la chronologie ici), du nom de l'homme d'affaires français, banquier, mécène, collectionneur d'armes et d'œuvres d'art Edouard Stern,  38ème fortune de France, assassiné dans les circonstances que l'on sait par sa maîtresse Cécile B. au soir du 28 février 2005. Cette affaire, comme on sait, a défrayé la chronique judiciaire et mondaine, Edouard Stern appartenant au monde très select des VIP. Elle a aussi inspiré plusieurs livres, dont l'excellent Mort d'un banquier, de Valérie Duby et Alain Jourdan*, première enquête sérieuse sur cette affaire. images.jpegElle a encore fourni la matière de plusieurs romans, dont Les Orphelins de Hadrien Laroche**, Comme une sterne en plein vol de Julien Hommage, et La Vie mécène, de votre serviteur***. Sur ce roman, je me permets de céder la plume à Daniel Fattore, écrivain et traducteur suisse né en 1974, qui l'a évoqué sur son blog.

    « C'est très suisse, ça parle de fric...

    ... telle est la réflexion que je me suis faite au fil de ma lecture de La Vie mécène. Un argent qui peut tout (acheter une équipe de football, monter une collection d'art, combler des amis ou une épouse, garantir le silence d'un journaliste,...), ou presque. La lecture de ce roman, campé dans une Genève connue pour être la capitale mondiale de la banque privée, s'avère riche en excellents moments, parfois même jubilatoires, autour de la destinée d'Elias S., un personnage trouble, mécène généreux aux yeux du grand public et d'une certaine presse peu curieuse, personnage aux limites du truandage pour le lecteur invité, rare privilège qu'il convient d'apprécier à sa juste valeur, à visiter les coulisses de l'action.

    Pour son propos, l'auteur choisit le récit à plusieurs voix, qui permet, et c'est une richesse, d'offrir des points de vue divers sur un seul événement. Le lecteur découvre donc les témoignages successifs d'une belle brochette de personnages, tous assoiffés d'une vie meilleure, plus argentée, plus riche en reconnaissance: une escort girl, un artiste, un journaliste, un artiste-peintre, l'épouse d'Elias - pour ne citer qu'eux. Voix est donc donnée à l'entourage le plus significatif d'Elias S., mais pas à celui-ci même. L'effet est saisissant: on le découvre en creux à travers ceux qui le côtoient peu ou prou, mais l'absence de son témoignage fait de lui un personnage plus désincarné, plus idéalisé que les autres. Un dieu nourricier? Ou, à défaut, un saint? C'est une piste que l'auteur n'exclut pas; il la suggère même à travers la parole de César, coach brésilien du FC Servette:  « Monsieur Elias, c'était un peu comme Dieu: il réglait les factures, mais on ne le voyait pas souvent. » dit-il (p. 244). Cela, sans oublier le nom éminemment biblique du personnage, qui met le lecteur sur la piste.

    VMjp.jpgElias S. constitue également le point de liaison entre la brochette de personnages appelés à témoigner, pas forcément liés entre eux. C'est au fielleux journaliste Etienne Jargonnant, observateur mais non acteur comme tous les journalistes, qu'il revient d'ouvrir et de conclure le récit. L'incipit évoque avec raison la "pêche miraculeuse": d'emblée, on repêche le cadavre du "gros poisson" Elias S. dans le lac Léman, lesté de lingots d'or; mais avant cette pêche d'un anonyme, combien de personnes auront eu l'opportunité de faire une fortune très concrète à son contact? L'article de journal qui ouvre le récit est du reste révélateur de l'art du plumitif médiocre mais qui se la joue : des phrases clichés telles que "excusez du peu!", le côté ouvertement partisan de la chronique sportive, quelques helvétismes mal maîtrisés ("tabelle", p. 13). L'auteur donne ainsi l'impression qu'on lit la Tribune de Genève, journal quant même assez local en dépit d'une présentation ambitieuse (cahier international, cahier local, cahier sportif, cahier culturel, prolongement sur les blogs du site du journal, etc.)

    A cet aspect "gros poisson" fait écho le tout premier chapitre de l'ouvrage, où l'on voit de riches Français trembler le soir où François Mitterrand est élu à la présidence de la France et organiser, du coup, le transfert de leurs richesses les plus voyantes vers la Suisse. Tel est le premier travail, le péché originel d'Elias S., accompagné d'Alias, son homme de main.

    Le journaliste ? Parlons-en, après ce bref interlude. Observateur, Etienne Jargonnant (qui porte bien son patronyme) est placé dans la situation du plumitif appelé à écrire sur tout ce qui bouge, passant de la Red Holstein au Steinway sans aucune transition ni véritable compétence dans l'un ou l'autre de ces domaines. Ses articles sont régulièrement cités dans le roman, entachés de jugements de valeur gratuits. Mais s'il parle beaucoup (on dirait une de ces "gueules élastiques" qui sont le stéréotype du Genevois... mais Etienne Jargonnant est maori !), il peut peu. On ne le voit guère agir, et face aux charmes redoutables d'Elisa, c'est le seul personnage masculin qui restera insensible. Littéralement impuissant, aurait-on envie de dire. 

    Et, puisqu'on parle de noms proches, qu'en est-il d'Elsa ? Rebaptisée Elisa, elle devient l'escort girl vedette de l'agence que tient Elias S. Une escort girl qui se mue régulièrement en exécutrice des basses oeuvres du personnage clé de ce récit (meurtre du conseiller d'Etat Mouduneux, espionnage). Elle permet par ailleurs à l'auteur de développer, dans sa bouche, les thèses d'Esther Vilar, qui disent en substance que la femme tient l'homme par le désir, et que c'est là que réside son formidable pouvoir. Ayant compris cela, Elisa parvient systématiquement à ses fins, réalisant les mandats que lui confie Elias S., son patron. Et puisqu'on parle de relations hommes-femmes, on peut aussi se demander, en lisant ce roman, quelle est la véritable nature de la relation entre Deborah Saire, pianiste classique convertie au jazz sous l'impulsion d'Elias S., et Oscar Peterson.

    ... Oscar Peterson, une célébrité ! L'auteur s'amuse en effet au jeu du namedropping, à sa manière. Oscar Peterson est régulièrement rebaptisé "O. P.", comme s'il y avait une familiarité un peu déplacée. Mais l'agent artistique du pianiste de jazz canadien est également cité, et c'est grâce à de tels illustres anonymes que l'auteur parvient à faire la jointure entre le réel et la fiction. Le récit mentionne également un avocat, star du barreau, nommé Deume. Les plus attentifs auront fait le lien avec Adrien Deume, personnage de Belle du Seigneur d'Albert Cohen; mais la jointure entre les deux n'intervient qu'assez tard dans le récit, avec un certain esprit et beaucoup de pertinence, puisque la Société des Nations, employeur d'Adrien Deume, présenté comme le père de l'avocat (telle est l'astuce, et la passerelle d'une fiction à l'autre), a son siège à Genève. Quant au nom de "Mouduneux", certains penseront à Laurent Moutinot en le lisant ; mais l'auteur, subtil, se garde bien de tracer un lien indiscutable entre les deux personnages. Il brouille même les pistes: la bouffarde de Mouduneux fait plutôt penser à un autre politicien suisse en vue, vaudois celui-là: Josef Zisyadis... L'auteur, enfin, lâche encore quelques noms de marques luxueuses (Yves Saint-Laurent, Gucci, Silvio Berlusconi,...) afin d'asseoir l'odeur de fric qui doit émaner de Genève.

    Un stupéfiant roman urbain, donc, à l'écriture parfois ludique (enceinte du petit Jonah, fils d'Elias S., Isabelle se compare à une baleine...) et toujours dynamique. On a affaire ici à tout un récit qui dresse, en creux, le portrait d'un personnage riche à millions, qui en fait profiter les autres... sans jamais oublier que derrière toute fortune, se cache un crime, et que la ville de Calvin n'est pas d'office lavée de tout péché. Vie mécène, donc, vie qui donne, mais peut aussi vous enlever ce que vous avez de plus cher — avec la mort criminelle de son fils de cinq ans, Elias S., homme par ailleurs comblé, en fera lui-même la douloureuse expérience. »

    * Valérie Duby et Alain Jourdan, Mort d'un banquier : les dessous de l'affaire Stern, éditions Privé, 2006.

    ** Hadrien Laroche, Les Orphelins, Allia, 2008.

    *** Jean-Michel Olivier, La Vie mécène, Lausanne, L'Age d'Homme, 2007.

  • Premier récit, premier roman

    images.jpeg C'est un petit récit dense et bouleversant, intitulé L'Enfant papillon*, le premier livre de Laure Chappuis (née en 1971), enseignant le latin à l'Université de Neuchâtel. Le sujet en est à la fois singulier et universel. Universel parce que la narratrice du livre attend un enfant qu'elle désire mettre au monde, fantasme sur son corps, le petit être à venir, le monde qui va l'accueillir. Singulier aussi parce que cet enfant, sitôt venu au monde, lui sera arraché par un père inflexible qui dit : « Non, pas chez nous, trop jeune, trop seule, trop fille pour être mère. Une vie gâchée, l'enfant boulet. » Toute la suite du livre est le récit de cet arrachement, vécu et décrit par la future mère, qui porte en elle un enfant défendu (le motif de la pomme, désirée et interdite, revient souvent dans le récit comme une hantise). On sait que la langue réserve un nom à celle qui a perdu son mari (la veuve), comme à celle qui n'a plus de parents (l'orpheline). Mais qu'en est-il de la mère qui a perdu son enfant ? Il n'y a pas de nom pour cette douleur secrète. Laure Chappuis creuse cette blessure et donne un visage à cette douleur. La mère interdite d'enfant se retrouve bientôt seule et livrée aux démons les plus noirs. On l'interne avec d'autres dans un asile de fous. « Je suis la femme au crâne fendu. Un crâne tout rond en haut d'un frêne, un frêne où perchent les oiseaux fous. Du vent dans les branches, une araignée, une fêlée. Ils ont dit ça. » Cette vie brisée, Laure Chappuis l'évoque avec pudeur. Même si son écriture, parfois, cède à la tentation de l'esthétisme ou de la préciosité. On aimerait moins de fioritures (« Avec la prudence du silence, il glisse son corps d'ouate en direction du lit. »), moins d'apprêt. Le drame qu'elle raconte mériterait des mots crus, des mots nus, délivrés de tout souci poétique ou esthétique. Mais sans doute n'est-ce qu'un petit défaut de jeunesse. Car L'Enfant papillon se lit d'une traite. Il touche au cœur et reste longtemps dans la mémoire du lecteur.

    L'écriture est aussi le point fort du Canular divin**, le premier roman d'une jeune lausannoise, Valérie Gilliard, enseignante à Yverdon. Une écriture à la fois libre et précise, chantante et souvent drôle. Sous la forme d'une fausse confession, l'auteur nous fait entrer dans la vie de Zora, « sage enfant des années septante en pays de Vaud ». En rupture, elle aussi, avec la société (elle donne, au début du roman, son congé à l'école où elle enseigne), Zora est alors disponible pour les rencontres les plus inattendues et les plus folles. Elle écume les expositions, rencontre quelques hommes et surtout une femme, Ana, qui l'entraîne dans les affres du développement personnel. Ana squatte son appartement, puis disparaît  de sa vie aussi vite qu'elle est apparue, laissant Zora en proie à ses anciens démons : « Je croyais si fort à mon inanité qu'il me semblait normal de m'atteler ainsi à autrui, de modeler mon esprit sur sa vision du monde (…) tout être me paraissait plus vrai que moi-même. » Voilà peut-être le vrai sujet d'un livre qui aime à brouiller les pistes et à égarer le lecteur. Jouant le détachement, traînant son spleen (souvent joyeux) de conquête en conquête, Zora a l'impression de mener une vie fictive, ou du moins mal ancrée dans la réalité. Son existence ressemble à ce canular, parfois divin, parfois trop humain. « J'avais commis un seul coup d'éclat, ma démission, et cependant le système social me donnait encore de l'argent ; je ne m'étais même pas mise en danger. J'avais décroché, j'avais voulu m'arrêter et écrire, mais rien ne sortait parce que je vivais dans le vide. »

    Elle naviguera ainsi aux frontières de l'absurde jusqu'au moment où l'écriture, enfin, lui apporte une manière d'apaisement. Comme si le roman, en cousant un tissu de mensonges, ouvrait sur une vérité secrète que lui seul peut nous révéler.

    * Laure Chappuis, L'Enfant papillon, éditions d'autre part, 2009.

    ** Valérie Gilliard, Le Canular divin, roman, éditions de l'Aire, 2009.

    Signalons que ces deux livres seront au cœur de l'émission « lectures croisées » du jeudi 21 mai sur Espace 2, débat critique avec la participation de Sylvie Tanette (L'Hebdo) et Jean-Louis Kuffer (24 Heures).