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  • Le Stade du tennis

    images-2.jpeg En hommage à Roger le Magnifique, une petite élucubration sur le tennis et la sexualité, tirée de L'Amour fantôme (1999).

    « Chez Neige, ils dînaient au salon, assis l'un et l'autre en tailleur, partageant riz et rouleaux de printemps, buvant le vieux sauternes qu'il avait débouché.
    Neige portait une robe en viscose et des socquettes blanches. Ses cheveux blonds formaient une admirable queue de cheval. Exceptionnellement, elle avait maquillé ses yeux, teinté de bleu ses cils, mis du rouge à ses lèvres.
    Comme chaque soir, Neige exposait sa théorie sur les stades de l'homme.
    « Chez l'enfant, disait-elle, le plaisir sexuel est tout d'abord lié à l'excitation de la cavité buccale qui accompagne l'alimentation, puis à celle de l'anus et, enfin, à celle des organes génitaux. Le stade ultime de l'évolution libidinale intervient vers quarante ans, lorsque le sujet adulte reconnaît le caractère secondaire de son activité sexuelle et investit l'essentiel de son énergie psychique dans le tennis… »
    — Et moi ? disait Colin (qui venait d'avoir trente-trois ans). Suis-je encore au stade génital ou déjà au stade du tennis ?
    — Si j'en juge à ton jeu, répondait le jeune fille, tu n'es pas encore parvenu au stade ultime de ton évolution. Ton jeu comporte trop de ratures… Tu ne mets pas ton désir tout entier dans tes coups !
    — C'est vrai ! reconnaissait Colin, perplexe.
    — Quand tu atteindras ce stade (mais, je le répète, tu en es encore loin), tu connaîtras vraiment l'extase du coup droit qui ne revient pas… »
    Il s'était rapproché de Neige, tandis qu'elle parlait, et il avait glissé sa main sous la robe en viscose.
    « Mais avant, Colin, il faut atteindre le centre de ton jeu. Certains l'appellent le Graal, le mandala ou le Secret. D'autres le saint des saints, l'androgyne ou encore l'âme…
    — Comment y parvenir ?
    — C'est un long, très long chemin ! Mais tu peux y arriver par la méditation, l'incantation ou d'autres techniques qui augmentent l'harmonie des ondes cérébrales… »
    Très lentement, sa main remontait sur la cuisse de Neige.
    « Il faut changer de paradigme, Colin ! Entrer enfin dans la quatrième dimension… »
    Jamais encore il n'était allé aussi loin sur le corps minéral de Neige !
    « Cette quatrième dimension est une prise de conscience qui permet à l'information de s'ordonner selon une nouvelle structure. Le changement de paradigme épure et intègre. Il représente un essai de guérison du déchirement entre le ou-bien-ou-bien, le ceci-ou-cela… »
    Colin touchait au cœur de Neige et tout son corps tremblait.
    « C'est au tour du changement de changer, comme dans la nature l'évolution évolue selon un processus de complexification. Toute nouvelle occurrence modifie la nature de celles qui suivent à la manière d'un intérêt composé. Le changement de paradigme n'est pas un simple effet linéaire : c'est un changement spontané de structure, une spirale et parfois un cataclysme… »
    N'y tenant plus, Colin se pencha pour embrasser Neige.
    Mais la jeune fille, dans une esquive gracieuse, se leva brusquement.
    « C'est l'heure de ma méditation ! »
    Il se leva pour suivre Neige, mais elle avait déjà fermé la porte de sa chambre.
    De rage, il alla se coucher sur le vieux lit de camp qu'elle lui prêtait généreusement depuis qu'il avait quitté la demeure maternelle et il commença à se caresser.
    Mais au lieu du plaisir attendu, il fit un cauchemar qui le terrorisa : il était sur le court en face d'une jeune fille qui devait être Neige, il frappait comme un sourd dans la petite sphère jaune et lentement son adversaire changeait de forme : Neige perdait son visage, ses jambes d'acier inoxydable, ses bras robustes, et à la place, maintenant, il y avait un mur !
    Oui, un mur de briques rouges qui renvoyait impitoyablement toutes les balles qu'il frappait… »