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  • Rêver Venise avec Pierre-Alain Tâche

    images-6.jpegDe Goldoni à George Sand, de Musset à Rilke, de Casanova à Sollers, Venise est la ville du monde qui a le plus inspiré les écrivains — un passage obligé pour les poètes. Elle inspire, aujourd'hui, un très beau livre à Pierre-Alain Tâche, l'un de nos meilleurs écrivains.

    Constitué de deux parties — l'une écrite en 2009 et l'autre en 2015 —, Venise à main levée* nous entraîne dans le dédale des ruelles de la ville. À la fois promenade, où le poète se laisse guider par le hasard, et rêverie ou divagation. Attentive, l'oreille perçoit la musique des voix, le clapotis de la lagune, une femme qui chantonne dans la rue. Et l'œil est aux aguets, perdu dans la folie du carnaval ou visitant la Biennale d'art contemporain, la prison pour femmes de la Giudecca ou le cimetière San Michele.

    Le regard est curieux, et prompt à se laisser surprendre et à s'émouvoir. « Est-ce un visage que je cherche au tarot des façades ? » Il y a, dans cette errance bienheureuse, une quête du mystère — et de la femme. À Venise, elle porte tous les masques : artiste de rue, marchande de souvenirs, lavandière étendant du linge à sa fenêtre. Et le poète ne cesse de les arracher…

    La poésie de Tâche est faite d'instantanés d'une rare précision (d'une rare justesse), comme saisis au vol, à main levée. Dans une langue à la fois musicale et sensuelle, Tâche esquisse les visages inconnus, les paquebots à quai, les Carpaccio entrevus à la Scuola San Giorgio dei Schiavoni. Il rend justice à la Sérénissime — cette ville qui demeure un miracle.

    Venise à main levée est sans doute l'un des plus beaux livres, et l'un des plus personnels, de ce grand poète vaudois.

    * Pierre-Alain Tâche, Venise à main levée, Le Miel de l'Ours, 2016.

  • L'ère du soupçon

    images-5.jpegUn soupçon pèse aujourd'hui sur la presse. Ce n'est pas tout à fait nouveau. Il y a longtemps que la presse, pour certains, est au service du Pouvoir (ou des pouvoirs). Les pays totalitaires, c'est bien connu, ont une presse à voix unique et dûment muselée. Heureusement, nous ne vivons pas dans un pays totalitaire, nos journaux sont riches et diversifiés, et pourtant, très souvent, nous avons l'impression d'une information orientée à sens unique.

    On a longuement disserté sur le fiasco ahurissant de la presse bien-pensante, qui n'a rien vu venir — ni le Brexit, ni l'élection de Donald Trump, ni la désignation de François Fillon à la primaire de la droite française, etc. Aveuglement momentané ? Politique du déni ? Ou recours à la méthode Couet ? Toutes les explications ont été avancées pour expliquer un tel acharnement (presque jubilatoire) dans l'erreur.

    « Votre raisonnement est factuellement faux, disait un jour Lénine.

    — Oui, mais il est politiquement correct, rétorqua Trotski.

    Pourquoi donc les électeurs (et les lecteurs, car chaque lecteur est un électeur) n'ont-ils pas suivi les directives des journalistes, pourtant bien informés et si bien intentionnés ?

    images-2.jpegParce que nous sommes entrés, avec Nathalie Sarraute (photo de gauche), dans l'ère du soupçon : pour la plupart des gens, les journaux (la radio, la télévision) ne disent plus la vérité. Ou plutôt : cette vérité n'est plus une, pure, univoque. Le lecteur a compris que cette vérité est partiale et orientée. Toujours dans le sens qui convient. Et il va donc la chercher ailleurs…

    Où ? Sur les réseaux sociaux, par exemple, qui diffusent des vérités plus contrastées, diversifiées, souvent contradictoires. Il doit faire le tri entre les vraies et les fausses informations. Il compare les sources. Il juge sur pièces en jetant le soupçon sur ce qu'il lit (ce soupçon s'exprime à l'air libre dans les commentaires!). Aujourd'hui, le lecteur (l'électeur) butine entre les articles (certains très peu recommandables), surfe, papillonne comme un électron libre.

    Il n'y a pas si longtemps, chaque journal avait un lectorat relativement stable et identifiable. Mais ces lecteurs se sont dispersés dans la nature. Ils vont faire leur miel dans d'autres ruches, un peu partout. Ils ne sont plus tenus par la pensée unique. Ils votent à rebours du bon sens. Ils expriment leur colère, leur exaspération ou seulement leur incompréhension face aux médias qui ne les voient jamais (ecar, pour eux, ils sont transparents). 

    Oui, nous sommes entrés dans l'ère du soupçon.

  • Régis Debray : le rebelle modeste

    images-5.jpegPour ceux qui aiment vagabonder loin des idées reçues, les livres de Régis Debray sont un feu d'artifice, et une fête de l'intelligence. Bien sûr, il y a parfois, chez le lecteur, une impression d'insuffisance devant l'érudition (jamais étalée comme la confiture) de cet écrivain-philosophe qui possède l'une des plus belles plumes de la littérature française. Mais Régis Debray est un modeste, un « rebelle modeste » comme il aime à se définir lui-même, qui vient après le révolutionnaire, le contestaire et le dissident, et cette modestie, qui n'est pas de façade, accompagne tous ses livres, et nous le rend proche.

    Un candide à sa fenêtre* qui vient de paraître en Folio est le deuxième volet des Dégagements que Debray a entrepris de publier dès 2010. Le livre a la forme d'un dé à six faces (au pluriel) qui partirait de « Frances » pour aboutir à « Littératures », en passant par les « Mondes », les « Politiques », les « Philosophies » et les « Arts ». images-7.jpegVaste programme, en vérité ! À la manière de Roland Barthes, Debray éclaire les mythes contemporains en les passant au scanner de l'histoire et de la géographie (trop oubliées), de la philosophie et de la politique. Il aime à suivre les destins parallèles  de Victor Serge et Walter Benjamin, par exemple, ou de Julien Gracq et Claude Simon qui, bien que contemporains, ne se croisent jamais. Il réfléchit sur la postérité (ou l'absence de postérité) en remarquant, chez la plupart des auteurs « dont on parle », l'oubli des références, ce qui l'amène à revenir sur l'idée de génération, d'émulation et d'éducation.

    Mais comment devenir une référence ? « La passage de la trouvaille à la marotte puis à l'ouvre-boîte est un long chemin. L'inventeur doit au long des années creuses droit son sillon, sans lorgner sur le voisin, tout entier à son idée fixe. Et fermer sa porte aux collègues et concurrents qui font de même dans la pièce à côté. »

    images-2.jpegRégis Debray, dans Vie et mort de l'image**, fut le premier à insister sur la révolution numérique en montrant ce qu'il advient quand on passe de l'écrit à l'écran, et de la graphosphère à la vidéosphère. Dans l'histoire de l'humanité, la technique est toujours primordiale : « les lions, les blattes et les ouistitis n'ont pas d'histoire, parce qu'ils n'ont pas d'outils. (…) L'homo sapiens est ce curieux animal qui transmet ses outils à son petit-fils, donc transforme son milieu, et ce faisant, se transforme lui-même. » 

    Debray revient sur cette rupture, qui est à l'origine aussi d'une fracture sociale (entre les gens « connectés » et les autres), en analysant, par exemple, l'importance des tweets (140 signes) qui ont remplacé, pour les hommes politiques, les programmes et les longs discours (Donald Trump ne s'exprime que par tweets). Comme à son habitude, l'auteur adore les raccourcis provocateurs (mais stimulants) lorsqu'il écrit : «Le prêtre, sorcier déchu ; le poète, prêtre déchu (dixit Baudelaire) ; le chanteur, poète déchu ; le rappeur, chanteur déchu ; etc. Les « c'était mieux avant » ont tort de se plaindre. Chaque dégradation vaut régénération. » Rousseau ne disait pas autre chose…

    Désenchantement, détachement, dégradation : tout le livre illustre à merveille ce désengagement qui est désormais la position du « candide à sa fenêtre ». Pourtant, Debray ne cède jamais aux sirènes du catastrophisme — même s'il déplore le déclin du discours politique, par exemple (de Mitterrand à Chirac, de Chirac à Sarko, de Sarko à Hollande) ou l'imposture de l'art contemporain : « Quand le visiteur n'en a pas les moyens, est mise à sa disposition une équipe de « médiateurs culturels présents de midi à minuit », à l'instar des équipes paroissiales des sacristies pour guider le néophyte, et lui expliquer la démarche, le geste, l'interrogation, la problématique du prophète, bref l'intérêt caché du défaut d'intérêt apparent. »

    La littérature, aujourd'hui, comme le cinéma, n'échappe pas à ce constat désabusé : on n'invente plus rien, mais on recycle, on cultive le second degré, on ricane, on copie, on revisite, on détourne, on pastiche : c'est le règne du sampling, du remake, du remix. « Suprématie de la recherche sur la trouvaille, et de l'alambiqué sur le brut. Tout devient resucée, et pas d'original qui n'appelle ses pastiches. C'est la jactance à l'envers. » Il appelle de ses vœux le retour du truculent et du coupant, de l'héroïque et de l'épique (mais reconnaît qu'il n'est plus assez jeune pour faire « gros, gras et grand » !)

    C'est un plaisir de cheminer avec Debray dans ses flâneries autour du monde, dans les musées ou chez les grands auteurs, même si elles sont « mélancoliques, cocasses ou injustes ». En fin de course, il demande au lecteur son indulgence. C'est inutile. Il nous aura ouvert les yeux sur tout ce qui nous déroute et nous trompe. Et, en particulier, sur l'époque (notre époque) qui nous met en scène.

    * Régis Debray, Un candide à sa fenêtre (Dégagements), Folio, Gallimard, 2016.

    ** Régis Debray, Vie et mort de l'image, Folio, Gallimard, 1992.