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  • Les livres de l'année (5) : Au nom du père (Pascal Bruckner)

    images-1.jpegPeu de textes, aujourd’hui, vous prennent à la gorge comme le dernier livre de Pascal Bruckner, intitulé Un bon fils*, qui trace une sorte de portrait croisé, en miroir, du père Bruckner par son fils Pascal, portrait sévère, mais juste, sans concession, d’une honnêteté et d’une intelligence très rares.

    Dans une œuvre riche et dense, composée d’essais brillants (comme La Tentation de l’innocence, 1995) et de romans très singuliers (comme Lune de fiel, 1981, adapté au cinéma par Roman Polanski, images.jpegou Les Voleurs de beauté, 1997), Pascal Bruckner poursuit, depuis trente ans, une réflexion sur nos hantises et nos remords (Le Sanglot de l’Homme blanc), nos rêves d’innocence, nos paradoxes amoureux et nos désirs d’apocalypse. Sa pensée est souvent fulgurante, et volontiers provocatrice : Bruckner ne se range pas parmi les bien-pensants. Sur tous les sujets qu’il aborde, il jette une lumière nouvelle, inattendue, qui prend tout le monde à contre-pied.

    Avec Un bon fils, l’essayiste français nous donne son meilleur livre : le plus personnel, à la fois, le plus cru et le plus cruel. Celui qu’il se devait d’écrire. Pour s’affranchir du fantôme de son père, d’abord, ce fantôme aliénant, infréquentable, et pour enfin être lui-même.

    C’est peu dire que Bruckner, comme tant d’autres, règle ses comptes avec son père — mari volage et violent, nostalgique de Vichy et antisémite forcené — : en même temps, c’est la force du livre, il lui rend grâces de sa violence et de ses haines, de l’éternelle colère de l’homme déclassé et ruiné à la fin de sa vie : cet homme qui avait tellement peur qu’on prenne son fils unique pour un Juif…

    Unknown.jpegUn bon fils est à la fois un portrait terrifiant et lucide (le père), une autobiographie qui raconte la naissance d’une personnalité (le fils) et un roman de formation qui montre comment, à partir d’une enfance abusée (coups, menaces, corrections diverses) on peut tout de même s’en sortir, et aller jusqu’au bout de sa liberté. «Rentrer dans l’intimité de notre famille, c’était comme soulever une pierre sous laquelle grouillent les scorpions. » Et Bruckner de soulever, l’une après l’autre, avec peur et fascination, toutes les pierres qui forment l’édifice familial…

    Né dans un famille « bilingue dès le berceau », ayant appris l’antisémitisme en même temps que le français, Pascal va chercher très vite à sortir de la geôle familiale. Par la maladie, d’abord, la tuberculose, qui l’obligera à fréquenter les sanatoriums des Alpes suisses (Leysin). Par ses études, ensuite, qu’il poursuivra à Paris, entre autres avec Roland Barthes, loin de ce père toxique et de cette mère qui « se punit pour punir son mari ». Les livres demeurent une arme sans égale contre la tyrannie et le meilleur moyen de chasser ses démons.

    « Comment sortir de son enfance ? Par la révolte et par la fuite, mais surtout par l’attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c’est d’additionner les dépendances ; la servitude, d’être limité à soi. »

    À la fois détestable et fascinante (un père reste un père !), la figure paternelle, longtemps tenue à distance, revient hanter son fils à la fin de sa vie. Son épouse est morte (en mourant, à ses yeux, elle est devenue une sainte !), il est grevé de dettes et il devient peu à peu un Diogène acariâtre et pouilleux. Pascal, en bon fils, va s’occuper de ce père encombrant à qui il conseille, malgré tout, de faire un Stefan Zweig — autrement dit : de se suicider…

    Chaque fils, qu’il le veuille ou non, devient un jour le père de son père. C’est inscrit dans nos gènes : le lot de notre humanité. C’est ainsi que Pascal, parfois désemparé face à ce père qui fanfaronne à l’hôpital, insulte les infirmières africaines et doit subir plusieurs amputations, ne lâchera jamais prise. Il accompagnera jusqu’au bout ce père qui rêve de « la domination mondiale de la race aryenne et du règne de la Bête de proie ».

    Magnifiques pages, à la mort du tyran, écrites par un fils qui refuse d’être le bourreau de son père. « Je n’ai qu’une certitude : mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. »

    Et enfin : « J’espère rester immortel jusqu’à mon dernier souffle. »

    Un grand livre.

    * Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014.

  • Les livres de l'année (4) : Reynald Freudiger et Albertine

    images-1.jpegC'est un livre épatant et drôle, illustré par les dessins d'Albertine, que nous donne Reynald Freudiger (né en 1979). On se souvient de son précédent recueil de nouvelles, Angeles**, qui a reçu, en 2011, le Prix du Roman des Romands.

    C'est un autre roman, plus prosaïque, que proposent Unknown.jpegFreudiger et Albertine : celui d'une enseignante au gymnase du Léman qui tente, comme beaucoup de ses pair(e)s d'inculquer la bonne parole littéraire à des classes sinon incultes, du moins très résistantes à la littérature…

    On suit cette courageuse enseignante, qui s'appelle Madame Pomme (hommage, en passant, au Monsieur Songe de Robert Pinget), à travers ses mésaventures quotidiennes, entre corrections et préparations de cours, formation continue sur la poésie romande (Philippe Jaccottet, bien sûr, what else ?) et prépartion d'un voyage d'étude. On admire son enthousiasme. On compatit à ses déboires. On bavarde avec elle devant la machine à café (élément essentiel de toute salle des maîtres). C'est fort bien observé et bien écrit, avec juste ce qu'il faut d'humour, qui n'est jamais complètement dérisoire.

    images.jpegL'intérêt, dans ce livre, c'est que les aventures très prosaïques de Madame Pomme dérapent presque continuellement dans la poésie. Grâce, en particulier, aux dessins magnifiques d'Albertine, qui poétise le quotidien, donne un visage et un corps aux personnages de Freudiger : la prose, parfois banale, porte en elle une dimension poétique qui l'exalte et la dépasse. C'est la grande réussite de ce livre drôle et émouvant, qui se lit à haute voix comme un livre d'images.

    * Reynald Freudiger, Angeles, éditions de l'Aire, 2009.

    ** Le Roman de Madame Pomme, avec des illustrations d'Albertine, éditions de l'Aire, 2014.


  • Les livres de l'année (3) : Dino Risi ou les mémoires d'un monstre sacré

    DownloadedFile-1.jpegOn ne vous fera pas l'injure de présenter Dino Risi (1916-2008), l'un des derniers monstres sacrés du cinéma italien ! On lui doit une cinquantaine de longs métrages, depuis Vacanze col gangster (1952) jusqu'à Le ragazze di Miss Italia (2002), en passant par ces films-cultes que sont Pain, amour, ainsi soit-il (1956), Les Monstres (1963), Sexe fou (1973) ou encore Parfum de femme (1975). On ne présente pas un monstre pareil, donc : on lui tire son chapeau !

    C'est pourquoi il faut lire, toute affaire cessante, son livre de mémoires, intitulé précisément Mes monstres*, qui reconstitue, avec une précision de peintre ou de photographe, tout l'univers du cinéma italien de l'après-guerre…

    Rien ne prédisposait ce fils de médecin milanais au 7ème Art : il avait entrepris des études de psychiatrie quand la seconde Guerre mondiale a éclaté. Il se réfugie en Suisse, poursuit distraitement ses études et fait surtout connaissance avec les jeunes femmes de la région qui l'invitent volontiers dans leur lit. C'est en Suisse, par la même occasion, qu'il suit les cours de Jacques Feyder, autre réfugié artistique, qui développent en lui la passion de la mise en scène.

    De retour en Italie, il va entrer dans le cercle très fermé des réalisateurs à succès. Chaperonné par Alberto Lattuada, images-4.jpegil va d'abord écrire des scénarios pour les autres, puis, peu à peu, réaliser lui-même les histoires qu'il écrit. Il excelle, comme on sait, dans les films à sketches, où sa verve satirique s'exprime à merveille.

    Dans Mes Monstres, Risi ressuscite le fantôme de ses amis disparus, les inoubliables Mastroianni, Sordi, Tognazzi ou encore Vittorio Gassman. Ces acteurs, dans la vie, jouent leur propre rôle. Et Dino Risi n'a pas beaucoup à se forcer (et à les forcer) pour qu'ils crèvent l'écran, comme on dit. Car ils sont tous des monstres : monstres d'égoïsme, de séduction (de vrais machos ! diraient les féministes), mais aussi d'humanité, de drôlerie, de générosité.

    Des monstres humains, tellement humains…

    Comme il excelle dans les films à sketches, Risi est le meilleur, également, dans les saynètes, histoires irrésistibles, anecdotes cocasses, qui toutes, sous sa plume, deviennent des fables de la condition humaine. Qu'il évoque cette étrange dactylo qui refusait d'écrire le mot « cunnilingus », le regretté Coluche ou encore une escapade d'Hitler, Risi a la plume aussi savoureuse que la caméra. Bien sûr, en même temps qu'on revit les riches heures du cinéma italien, on a un pincement au cœur de nostalgie, car cette époque inventive, légère, profonde, est révolue. Les comédies d'aujourd'hui sont souvent lourdingues et laborieuses. Alors que notre époque aurait besoin de satiristes pour la démystifier…

    Lisez donc cette galerie de monstres sacrés et attachants : c'est toute l'humaine condition qui défile sous nos yeux !

    * Dino Risi, Mes monstres, édition de Fallois-l'Âge d'Homme, 2013.