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  • Quand le Temps fait le trottoir

    1582824848.jpgSaviez-vous qu'Amy Winehouse, la plus grande chanteuse soul de l'après-guerre (du Golfe), souffrait d'impétigo, une maladie de la peau due à un streptocoque ou un staphylocoque, qui laisse sur le visage (et ailleurs, semble-t-il) des plaques rouges fort disgracieuses? Et que la cocaïne, qu'Amy consomme en doses déraisonnables, rendait tout traitement aléatoire, voire inutile? À son médecin qui suppliait la diva d'arrêter la poudre blanche, Amy a répondu en pleurant : « C'est plus fort que moi... J'aime trop ça ! »
    C'est la même poudre blanche qu'on a retrouvée sur le porte-monnaie que Valérie Garbani, conseillère administrative de la ville de Neuchâtel, a oublié par mégarde chez un ami de longue date, qui pourrait bien être dealer…
    Où ai-je trouvé ces informations de la plus hautes importance?
    Dans Le Matin, me direz-vous. Ou pire : Le Matin Bleu.
    Pas du tout.
    Dans La Tribune de Genève, alors, qui cultive tous les jours sa rubrique people?
    Que nenni!
    C'est dans La Temps, héritier lointain du vénérable (et austère) Journal de Genève, qu'on trouve aujourd'hui ce genre de ragots. Non content d'avoir ouvert le feu roulant des potins, Le Temps en remet chaque jour une couche, en révélant tous les secrets d'alcôve que ses plus fins limiers ont découverts, après avoir analysé le contenu des poubelles de la dame, et passé au peigne fin ses draps de lit…
    Rappelons qu'au départ les déboires de la politicienne ont été rendus publics à la suite d'un courrier anonyme envoyé au Temps. Au lieu d'écarter d'emblée cette source peu glorieuse, le journal a reproduit des notes internes de la police cantonale, parvenues par le plus grand hasard à un journaliste du « quotidien suisse édité à Genève ». Inutile de se demander à qui profite le crime! Victime d'un véritable lynchage médiatique (une fois les chiens lâchés, on ne les arrête plus) Valérie Garbani ne s'en relèvera pas. Déjà en congé maladie, elle aura besoin de beaucoup de courage pour simplement revenir à une vie normale. Et Le Temps, qui en a vu d'autres, saluera comme il se doit l'élection dans quelques jours du candidat libéral ou UDC qui n'a rien à voir, c'est sûr, avec les fuites orchestrées depuis l'Hôtel de Police…
    Disons tout net notre écœurement devant ce journalisme de trottoir — tellement dans l'air du temps — qui s'attaque à la personne humaine, avec ses faiblesses et ses défauts, et pas à ses idées, ses convictions, son engagement politique. Quand une « personnalité » est livrée (par la police!) à la fureur des média, il y a bien peu de chance qu'elle y survive. Souhaitons tout de même à cette femme sympathique (et remarquable) d'avoir la force de traverser cette tempête qui ne la laissera pas indemne.

    Lien permanent Catégories : badinage
  • Une enfance sous les flammes

    793049963.jpgL’univers de Yasmine Char, née au Liban et vivant aujourd’hui à Lausanne, est aux antipodes de celui de Catherine Lovey (voir Cinq vivants pour un seul mort). Autant le monde de Lovey est fait de silence, de glace, de solitude, autant celui de Yasmine Char est rempli de bruit et de fureur, grouille de personnages hauts en couleur, frémit de passion et de larmes. Dans La Main de Dieu*, un roman aux accents très autobiographiques, Yasmine Char raconte un rite de passage. Son héroïne a quinze ans. Elle vit dans un pays en guerre, seule, avec son père malade, qu’elle aime d’un amour « pur comme un diamant ». Bientôt, elle va rencontrer une autre sorte d’amour, charnel et clandestin, avec un étranger mystérieux, qui s’avérera être un franc-tireur.
    L’intrigue de La Main de Dieu vous rappellera sans doute un autre livre, prix Goncourt 1984 : L’Amant  de Marguerite Duras !  Yasmine Char aime à s’inscrire dans cette filiation : de nombreuses phrases de son livre semblent calquées, tant au niveau du style que du contenu, sur certains passages de L’Amant. Ce qui agace au début le lecteur. Car Yasmine Char n’a pas besoin de ce genre de pastiche. Ce qu’elle a à raconter est si fort, si central, qu’elle doit se dégager de toute manière de parodie. En effet, la grande qualité de son livre tient aux portraits qu’elle trace de ses parents, du père malade et faible, de la mère française qui abandonne son foyer, du pays mis à feu et à sang par les milices religieuses ou les raids incessants de l’armée israélienne. Il y a là des pages magnifiques sur le Liban déchiré, le conflit des générations, le rôle si équivoque des étrangers. Yasmine Char a beaucoup à dire sur cette blessure, qui est la sienne, et elle le dit très bien. Comme elle dit très bien l’émerveillement amoureux, la jouissance, la douleur d’être quittée ou trahie. L’originalité du roman tient peut-être à ce lien très troublant entre l’amour et la trahison. Vivant un amour clandestin, l’héroïne de Yasmine Char est condamnée au silence et à la transgression. Elle ne peut avouer son amour à personne. Elle doit le vivre dans le silence et la honte. Pour le vivre complètement, elle doit trahir les siens. Et finalement, bien sûr, c’est elle qui sera trahie par son amant.
    Yasmine Char, La Main de Dieu, roman, Gallimard, 2007. 

  • Bonne fête, Claude Frochaux!

    320211786.jpgUne fois n'est pas coutume : célébrons l'amitié et les grands livres!
    Il y a quelques années paraissait L'Homme seul*, un monument d'érudition et d'intelligence, d'humour et de philosophie, signé Claude Frochaux. C'est le livre d'un homme qui a passé sa vie parmi les livres, à Zurich, à Londres, à Genève, à Paris, à Lausanne. C'est le livre d'un immense lecteur, aussi, et d'un grand écrivain, dont le métier (et la passion) est d'éditer les autres. Sortant de l'ombre, Claude Frochaux publie aujourd'hui un essai, L'Homme seul, qui est une somme de réflexions et de propositions sur la culture, un travail magistral qui fera date.
    Impossible, en quelques lignes, de rendre compte de cet essai en tout point excessif, autant par son ampleur (500 pages !), son ambition encyclopédique, sa souci d'expliquer, arguments à l'appui, les lignes de force de la culture humaine, que par sa passion communicative. Disons, pour aller vite, qu'en six boucles extraordinairement documentées (histoire, géographie, religion, philosophie, théâtre, littérature), Frochaux revisite toute l'histoire culturelle, depuis l'époque néolithique jusqu'aux années 1960, date butoir qui sanctionne à la fois la maîtrise totale de l'homme sur son environnement et la fin d'une fonction culturelle de l'art, jusqu'alors relevant du sacré.
    Au fil de l'analyse, Frochaux dégage plusieurs lois qui régissent, selon lui, toute l'aventure humaine : complexité, rationalisation, laïcisation, matérialisation, démocratisation., individualisation, intériorisation. Ces 7 lois, on les retrouve à la fois dans le théâtre et la peinture, la musique et l'architecture, etc. Toutes ensemble, elles forment le nœud gordien de notre modernité, parce qu'elles sont l'aboutissement d'un immense processus (que Frochaux analyse avec méticulosité) et la promesse, sans doute, de découvertes inattendues. La fin d'une époque (où l'homme, encore, avait sa place dans une nature qu'il ne maîtrisait pas entièrement) et le début d'une ère nouvelle : celle de l'homme seul.
    Disons encore, pour rassurer tous les esprits chagrins, que cet homme seul, qui a répudié Dieu et colonisé la nature, n'est pas nostalgique du passé : au contraire, il envisage l'avenir avec curiosité, angoisse parfois, lucidité toujours. Car l'histoire, dans son mouvement, n'est jamais achevée. Et personne, bien sûr, n'en connaît le fin mot.

    — JMO : L'Homme seul englobe toute l'histoire humaine, de la géographie à la littérature, en passant par la religion, le théâtre, la peinture, la musique. Comment ces chapitres se sont-ils mis en place ?
    — Claude Frochaux : Je dis que l'histoire, c'est du biologique sur de la géographie : il y a d'abord une biologie de base, qui est l'homme ; ensuite cette biologie est transplantée sur un terreau plus ou moins fertile. Et cela donne l'histoire. Bien entendu, cette histoire a des émanations, car l'homme ne se contente pas d'être sur terre : il a aussi une imagination, une intelligence qui le pousse à projeter dans une sorte de pacte imaginaire tout ce qu'il craint, ou tout ce qu'il souhaite : et cela donne la religion. Ensuite, il y a ce qui fait la culture. Ce qui me paraissait intéressant, ce n'est pas de faire une encyclopédie de l'aventure humaine, mais de revisiter tous ces domaines en me disant qu'ils allaient expliquer notre situation actuelle. Parce que, au fond, je m'aperçois que cela obéit à une cohérence absolue. Et que chaque étape de notre croissance — qui est une appropriation de la nature — est marquée par des jalons qui représentent chacun une forme d'art. Ainsi, à chaque fois que l'homme progresse par rapport à la nature, ces jalons nous aident à redéfinir notre situation dans notre environnement .

    — Pourquoi, dans votre livre, ce point de départ (le néolithique) et ce point d'arrivée (1960) ?
    — Tout commence, au néolithique, par la découverte des céréales. C'est-à-dire, pour prendre le langage imagé de la Bible, le moment où l'homme est sorti du paradis terrestre. En cultivant ses céréales, Adam sort à jamais de l'animalité. Ensuite, il va partir à la conquête de la nature, ce qui prendra longtemps, jusqu'en 1960, où, là, il ne se définira plus que par lui-même.

    — On n'échappe pas à son époque…
    — Oui, à condition de l'entendre en termes positifs : chaque nouvelle situation impose de nouveaux repères qu'il faut trouver ou inventer. C'est pour ça que l'art est fondamentalement utile pour savoir où l'on est et qui l'on est : on se regarde dans l'œuvre d'art comme dans un miroir.

    — Que se passe-t-il exactement dans les années 1950-60 ?
    — À force d'accumuler les connaissances, l'homme a fait le tour de son domaine. Ce n'est pas un hasard, selon moi, si cette époque marque aussi l'accession au plus haut sommet de l'Everest, l'exploration des fonds marins avec Cousteau, par exemple, ou les premiers Spoutniks qui tournent autour de la terre. Le même phénomène se remarque en peinture ou en littérature : là aussi, tout se passe comme si l'homme avait parfaitement maîtrisé son sujet. Les plus marqués par cette rupture, ce sont les peintres ou écrivains nés entre 30 et 40, et qui émergent après 1960.

    — Malgré tout, l'aventure culturelle continue (et d'une certaine manière elle n'a jamais été aussi vivace) mais dans quelle direction ?
    — Celle de la gratuité ou de la liberté totale. On n'a plus rien à justifier de quoi que ce soit. Ou alors on se réfugie entièrement en soi-même : cela donne, par exemple, une littérature souvent très égotiste, très nostalgique, où l'on ne parle que de sa famille, de son pays, de son village natal. C'est une situation nouvelle dont on tirera un jour les règles du jeu et qui donnera naissance, peut-être, à de grandes œuvres. Qui peut le dire ?

    — Que reste-t-il encore à dire, à écrire, à peindre aujourd'hui ?
    — Tout bien sûr ! La situation des artistes aujourd'hui est sans doute plus difficile que celle d'autrefois, quand l'art, en général, relevait du sacré, quand la parole des artistes était considérée comme une parole magique. Les peintres et les écrivains d'aujourd'hui sont tout aussi doués, bien entendu, que les anciens, mais ils sont nés au mauvais moment.
     
    * Claude Frochaux, L'Homme seul, essai, L'Âge d'Homme, 1996. Repris dans la collection Poche Suisse.