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Bonne fête, Claude Frochaux!

320211786.jpgUne fois n'est pas coutume : célébrons l'amitié et les grands livres!
Il y a quelques années paraissait L'Homme seul*, un monument d'érudition et d'intelligence, d'humour et de philosophie, signé Claude Frochaux. C'est le livre d'un homme qui a passé sa vie parmi les livres, à Zurich, à Londres, à Genève, à Paris, à Lausanne. C'est le livre d'un immense lecteur, aussi, et d'un grand écrivain, dont le métier (et la passion) est d'éditer les autres. Sortant de l'ombre, Claude Frochaux publie aujourd'hui un essai, L'Homme seul, qui est une somme de réflexions et de propositions sur la culture, un travail magistral qui fera date.
Impossible, en quelques lignes, de rendre compte de cet essai en tout point excessif, autant par son ampleur (500 pages !), son ambition encyclopédique, sa souci d'expliquer, arguments à l'appui, les lignes de force de la culture humaine, que par sa passion communicative. Disons, pour aller vite, qu'en six boucles extraordinairement documentées (histoire, géographie, religion, philosophie, théâtre, littérature), Frochaux revisite toute l'histoire culturelle, depuis l'époque néolithique jusqu'aux années 1960, date butoir qui sanctionne à la fois la maîtrise totale de l'homme sur son environnement et la fin d'une fonction culturelle de l'art, jusqu'alors relevant du sacré.
Au fil de l'analyse, Frochaux dégage plusieurs lois qui régissent, selon lui, toute l'aventure humaine : complexité, rationalisation, laïcisation, matérialisation, démocratisation., individualisation, intériorisation. Ces 7 lois, on les retrouve à la fois dans le théâtre et la peinture, la musique et l'architecture, etc. Toutes ensemble, elles forment le nœud gordien de notre modernité, parce qu'elles sont l'aboutissement d'un immense processus (que Frochaux analyse avec méticulosité) et la promesse, sans doute, de découvertes inattendues. La fin d'une époque (où l'homme, encore, avait sa place dans une nature qu'il ne maîtrisait pas entièrement) et le début d'une ère nouvelle : celle de l'homme seul.
Disons encore, pour rassurer tous les esprits chagrins, que cet homme seul, qui a répudié Dieu et colonisé la nature, n'est pas nostalgique du passé : au contraire, il envisage l'avenir avec curiosité, angoisse parfois, lucidité toujours. Car l'histoire, dans son mouvement, n'est jamais achevée. Et personne, bien sûr, n'en connaît le fin mot.

— JMO : L'Homme seul englobe toute l'histoire humaine, de la géographie à la littérature, en passant par la religion, le théâtre, la peinture, la musique. Comment ces chapitres se sont-ils mis en place ?
— Claude Frochaux : Je dis que l'histoire, c'est du biologique sur de la géographie : il y a d'abord une biologie de base, qui est l'homme ; ensuite cette biologie est transplantée sur un terreau plus ou moins fertile. Et cela donne l'histoire. Bien entendu, cette histoire a des émanations, car l'homme ne se contente pas d'être sur terre : il a aussi une imagination, une intelligence qui le pousse à projeter dans une sorte de pacte imaginaire tout ce qu'il craint, ou tout ce qu'il souhaite : et cela donne la religion. Ensuite, il y a ce qui fait la culture. Ce qui me paraissait intéressant, ce n'est pas de faire une encyclopédie de l'aventure humaine, mais de revisiter tous ces domaines en me disant qu'ils allaient expliquer notre situation actuelle. Parce que, au fond, je m'aperçois que cela obéit à une cohérence absolue. Et que chaque étape de notre croissance — qui est une appropriation de la nature — est marquée par des jalons qui représentent chacun une forme d'art. Ainsi, à chaque fois que l'homme progresse par rapport à la nature, ces jalons nous aident à redéfinir notre situation dans notre environnement .

— Pourquoi, dans votre livre, ce point de départ (le néolithique) et ce point d'arrivée (1960) ?
— Tout commence, au néolithique, par la découverte des céréales. C'est-à-dire, pour prendre le langage imagé de la Bible, le moment où l'homme est sorti du paradis terrestre. En cultivant ses céréales, Adam sort à jamais de l'animalité. Ensuite, il va partir à la conquête de la nature, ce qui prendra longtemps, jusqu'en 1960, où, là, il ne se définira plus que par lui-même.

— On n'échappe pas à son époque…
— Oui, à condition de l'entendre en termes positifs : chaque nouvelle situation impose de nouveaux repères qu'il faut trouver ou inventer. C'est pour ça que l'art est fondamentalement utile pour savoir où l'on est et qui l'on est : on se regarde dans l'œuvre d'art comme dans un miroir.

— Que se passe-t-il exactement dans les années 1950-60 ?
— À force d'accumuler les connaissances, l'homme a fait le tour de son domaine. Ce n'est pas un hasard, selon moi, si cette époque marque aussi l'accession au plus haut sommet de l'Everest, l'exploration des fonds marins avec Cousteau, par exemple, ou les premiers Spoutniks qui tournent autour de la terre. Le même phénomène se remarque en peinture ou en littérature : là aussi, tout se passe comme si l'homme avait parfaitement maîtrisé son sujet. Les plus marqués par cette rupture, ce sont les peintres ou écrivains nés entre 30 et 40, et qui émergent après 1960.

— Malgré tout, l'aventure culturelle continue (et d'une certaine manière elle n'a jamais été aussi vivace) mais dans quelle direction ?
— Celle de la gratuité ou de la liberté totale. On n'a plus rien à justifier de quoi que ce soit. Ou alors on se réfugie entièrement en soi-même : cela donne, par exemple, une littérature souvent très égotiste, très nostalgique, où l'on ne parle que de sa famille, de son pays, de son village natal. C'est une situation nouvelle dont on tirera un jour les règles du jeu et qui donnera naissance, peut-être, à de grandes œuvres. Qui peut le dire ?

— Que reste-t-il encore à dire, à écrire, à peindre aujourd'hui ?
— Tout bien sûr ! La situation des artistes aujourd'hui est sans doute plus difficile que celle d'autrefois, quand l'art, en général, relevait du sacré, quand la parole des artistes était considérée comme une parole magique. Les peintres et les écrivains d'aujourd'hui sont tout aussi doués, bien entendu, que les anciens, mais ils sont nés au mauvais moment.
 
* Claude Frochaux, L'Homme seul, essai, L'Âge d'Homme, 1996. Repris dans la collection Poche Suisse.


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