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  • Les livres de l'année (17) : Antoine Jaquier : prix Edouard-Rod 2014

    «Le 20 septembre, à la Fondation de l'Estrée, à Ropraz, le prix Edouard-Rod 2014 a été remis à Antoine Jaquier pour son formidable roman Ils sont tous mortsVoici la laudatio que Corine Renevey, membre du Jury, prononça à cette occasion.

    Henri Crisinel : « C’est là que m’attend Satan »

    Il n’y a pas de drogués heureux (1977) disait le docteur Claude Olivenstein en 1977, Antoine Jaquier nous le rappelle et son roman qui n’est ni un témoignage ni une autobiographie, s’inscrit 36 ans plus tard dans cette lignée d’œuvres qui évoquent de manière saisissante l’univers des drogués, telles que Flash ou le Grand Voyage de Charles Duchaussois (1971), L’Herbe bleue ou Moi Christiane F (1978). L’humour, la vivacité du style et la poésie en plus !

    prix rod,2014,antoine jaquier,l'âge d'homme,roman,drogues« Qui de Dieu ou du diable est le plus puissant ? » D’entrée de jeu, Antoine Jaquier ouvre le roman sur la question que pose Manu, l’autiste de la bande d’adolescents et qui trouve la réponse entre deux flots de fumée : « Dieu créa l’homme, Satan le flingue ». On pourrait peut-être ajouter à la lecture de ce roman : l’homme créa les paradis artificiels, la femme le salut, Satan la dépendance qui balise la descente en enfer. Dès lors s’amorce un combat inégal entre les forces du bien et du mal, entre la liberté et les dépendances trop chères payées, entre l’amour salutaire et l’esclavage, voire le tourisme sexuel, une lutte disproportionnée qui sera le fil rouge du roman. L’originalité de ce récit est justement de montrer avec drôlerie et lucidité, cette lente dérive de jeunes paumés qui rêvent d’expériences inédites et d’horizons lointains. L’auteur sait nous garder à distance de ce milieu glauque et désespéré.

    images.jpegDans cette bande d’adolescents désœuvrés, il y a d’abord, Jack, le narrateur de 17 ans dont le frère aîné est héroïnomane et sidéen. C’est lui qui va raconter le destin tragique de ses camarades mêlant humour, autodérision et poésie.  Ensuite il y a Manu qui n’a pas inventé la poudre et qui a pour seule amie une télévision. Il boit, il fume, même ses ongles de pieds pour connaître l’autarcie (36), touche à l’héroïne pour conjurer sa peur. « On le surnommera Bhopal du nom de la ville sinistrée (87) ». Et puis, il y a Bob, apprenti agricole, qui vit l’autarcie grâce à son champ de ganja, c’est un ami qu’on ne choisit pas qui tient des propos racistes mais avec qui on fait avec, car il a toujours un truc à rouler. Il pratique la cruauté animale en fixant à l’aide de pinces à linge, les ailes de moineaux effarouchés sur un fil d’étendage (31). C’est lui qui va encourager Jack à se faire tatouer un dragon japonais sur le bras et l’initier aux champignons hallucinogènes. Et puis il y a Steph, le philosophe de la bande et Tony qui vit dans un appartement qui ressemble à une jungle : « la vraie avec la verdure et les bêtes ». Ensemble, on zone, on commence par la fumette (joint, narguilé, pipe à eau), on se réjouit déjà du prochain trip, on fait des mélanges de toutes sortes, on chasse le dragon et on se rend vite compte que tous ne sont pas égaux face aux dépendances. Il y a ceux qui s’en sortent en fumant occasionnellement et ceux qui, comme Jack, le narrateur sont incapables de maîtriser leur consommation.  « Si j’y touche, dit Jack, je m’inscris sur une liste d’attente pour l’enfer » (88). Malgré cette lueur de lucidité, Jack va y toucher et c’est à travers son expérience que l’on comprend que les effets de la dope le transportent loin, très loin dans un déni de réalité.

    « Bon voilà c’est fait, dit Jack, j’ai touché aux drogues dures. Je concrétise ces années de préparation subliminale de la pub, de la mode, de l’école, du catéchisme, du cinéma et de la téloche. Ridicule expérience. Les mises en gardes de Maman, des copains, de Chloé, des éducateurs et des flics me paraissent bien hors de proportion face à l’effet dérisoire de cette étrange substance… Quel tintouin autour de cette poudre, c’est juste cool et ça m’apaise, j’en reprendrai demain. » (146)

    Attente démesurée et surmédiatisée, déni des effets des drogues de la part de  Jack devenu accro dès la première prise.

    En découvrant le milieu de la drogue, Jack vit ses premières expériences, d’abord avec Cynthia, la copine de Tony. Trop angoissé par cette soudaine intimité et trahison, Jack se soûle au whisky et finira dans un coma éthylique le jour de ses 17 ans. Il rencontrera lors d’une soirée chez Manu, la blonde Peggy, une esclave sexuelle prête à tout pour un snif de poudre blanche (82), et la belle Andalouse, sexy en diable, qui n’arrive pas à se faire un fix et que Jack aidera en dirigeant l’aiguille de la seringue dans sa jugulaire.

    « J’ai hélas compris à quoi je dois servir ; elle n’arrive pas à s’injecter elle-même. (…) La fille est donc offerte, attendant mon office. (…) J’appuie sur la peau, l’aiguille perce d’abord puis pénètre la chair de quelques millimètres et soudain, le sang fait irruption dans la seringue. Sans hésitation, je tire un peu le piston, le sang et le liquide brunâtre se mélangent, puis je sais que c’est bon. Je balance la sauce, direct vers le cerveau sans passer par le start. (…) 

    Je viens de faire un shoot dans la gorge d’une junky, sans avoir même appris. (…) Je me tourne vers la fille, elle est en petite culotte et machinalement, je lui soupèse un sein. Que la chair est misère sans son soufle vital. Je couvre l’Andalouse et rejoins le plumard. (…) J’avale deux Rohypnols et en quelques minutes, je m’endors paisiblement. (84-85) »

    Dans cette métaphore sexuelle, tout est dit de la misère humaine : l’utilisation de l’autre comme moyen, l’apocalypse du désir et la fulgurance du fix ephémère et non partagé. Pourtant Jack ne renonce pas totalement à l’amour.

    Il tombe amoureux de Chloé prénom qui signifie en grec, la « verdoyante », « l’herbe naissante ». C’est une employée de commerce de 23 ans, un peu paumée elle aussi, qui couche avec un mécène de 40 ans son aîné pour payer ses études et continue la relation avec lui même si elle devient financièrement indépendante. Elle rêve de changer de vie, de partir en Thaïlande, de travailler pour l’humanitaire et économise les 50 000 francs nécessaires au voyage. Jack et sa bande rêvent également d’évasion et doivent trouver un moyen rapide de se procurer l’argent. Ils planifient ainsi un double braquage à main armée avec prise d’otage. Pour réussir le coup du siècle, il leur faut un chef, ce sera Tony, le plus âgé de la bande, ancien taulard qui s’occupera pendant le double braquage d’attaquer le poste de police, un plan élaboré à la seconde près, un pacte scellé de leur sang, une consigne très stricte : pas de drogue avant l’action, une date, deux faux flingues, car il n’est pas question de blesser voire de buter quelqu’un. Pour cette bande de rigolos, habitués au vol à l’étalage dans l’épicerie du coin, il n’est plus question de voler des friandises et des carambars. On devient bien plus ambitieux et audacieux sous l’emprise de Tony.

    Reste à gérer l’attente interminable, le manque et le trac. Avec les 365 000 francs volés, ils vont organiser leur départ pour Bangkok, la ville des anges. prix rod,2014,antoine jaquier,l'âge d'homme,roman,drogues
    Mais surtout, ils vont employer toute leur énergie pour organiser le manque qui guette à tout instant et qui finit par occuper entièrement leur esprit. De la Thäilande, ils ne connaîtront que le triangle d’or et les plages du sud, les dealeurs et leurs clients essentiellement occidentaux, les courses de tuk-tuk, les bars minables à GI’s, les pubs touristiques où se mélangent non sans violence les Thaïs et les farangs, le tourisme sexuel… Cette gangrène qui mine les rapports entre indigènes et occidentaux.

    Chloé, le personnage lumineux qui porte en elle la vie naissante, s’inquiète de cette consommation permanente, et se sent exclue du groupe. Elle veut profiter de son voyage, rencontrer les habitants, visiter les sites, aider les enfants démunis. Elle tentera de sauver Jack en lui demandant instamment d’entreprendre une cure de désintoxication dans le monastère de Tham Kabrok. Sans succès, Jack sait qu’il est devenu un toxico, un homme possédé par le manque, parano et solitaire, un handicapé du registre de la compassion (43) incapable de retenir la femme qu’il aime.

    C’est à travers cette bande de pieds nickelés, rigolards et pathétiques, qu’Antoine Jaquier nous décrit le parcours d’une génération sacrifiée, la génération qui avait 17 ans en 1985. Soyons clairs, malgré son ton humoristique, ce livre n’est pas une incitation aux drogues. Bien au contraire, l’auteur décortique avec l’œil lucide de ceux qui connaissent le terrain, les pièges qui mènent de l’autre côté du bon sens et de la raison. Et c’est pour cela qu’il faut le lire, nous les adultes, les parents, les enseignants et le transmettre aux nouvelles générations.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, l'Âge d'Homme, 2013. 

  • Les livres de l'année (15) : Jean-Pierre Mocky, l'éternel insoumis

    DownloadedFile-1.jpegOn ne présente plus Jean-Pierre Mocky : comédien, producteur, réalisateur, né à Nice en 1933, il a signé plus de soixante films et autant de courts métrages. C'est l'un des réalisateurs français non seulement les plus prolixes, mais surtout les plus intéressants. Une vie entière vouée au cinéma, à faire entendre sa voix libre et singulière et à lutter contre ceux qui aimeraient faire du cinoche une grande machine à décérébrer l'être humain…

    La vie de Mocky ressemble à ses films : une aventure palpitante, pleine de bruit et de rebondissements, où les films, plus ou moins réussis, plus ou moins couronnés de succès, tiennent lieu de calendrier. Noël Simsolo, scénariste, historien du cinéma et romancier, a eu l'excellente idée d'interroger Mocky sur son parcours artistique. Cela donne un livre d'entretiens tout à fait passionnant, La longue marche*, qui est une véritable histoire du cinéma français de l'après-guerre.

    Le livre est divisé en quatre parties qui résument parfaitement le parcours, glorieux, mais accidenté de Jean-Pierre Mocky. D'abord une plongée précoce dans le monde des adultes, puisque le jeune Mocky se retrouve père à l'âge de treize ans (généreux de lui-même, il prétend être le père de 17 enfants !)… Obligé de gagner sa vie, il va tout de suite écumer les plateaux de cinéma et les cours de théâtre. Il fait bien sûr tous les métiers, devient l'assistant d'Antonioni, de Fellini, puis doit réaliser La Tête contre les murs (1958), avant que l'on confie le film à Georges Franju. Mocky y tient le rôle principal aux côtés de Paul Meurisse, d'Anouk Aimée et de Pierre Brasseur.

    Ce film annonce une longue série de « fables caustiques », initiée par images-1.jpegLes Dragueurs (1959), et poursuivie par Un drôle de paroissien (1963), qui donne à Bourvil l'un de ses meilleurs rôles, celui d'un pilleur de troncs d'église. Puis il y aura La grande lessive, Solo, L'Étalon… Autant de films qui seront des succès, mais rendront, peu à peu, les producteurs méfiants face à la liberté de ton de Mocky — un animal qui n'entre décidément dans aucune cage…

    Ce réalisateur extrêmement doué (et prolixe) se verra marginaliser au fil du temps, bien qu'il réalise toujours ses films avec des acteurs populaires (tous les grands acteurs français ont tourné avec lui, de Michel Simon à Francis Blanche, en passant par Bourvil, Richard Bohringer et bien sûr Michel Serrault, inoubliable dans À mort l'arbitre).

    Vengeance du système qui punit ceux qui le critiquent !

    Chaque fois, Mocky trouve une parade. On ne veut plus produire ses films ? Il les produit lui-même. images.jpegOn lui interdit l'accès aux studios ? Il tourne des courts-métrages. À cet égard, le livre de Mocky est instructif : il y a toujours moyen de contourner la censure (financière) du système pour réaliser le film que l'on doit faire. Pas besoin de budget pharaonique pour faire un bon film ! Par contre, il faut beaucoup d'obstination et de courage, car l'indépendance coûte cher…

    Au long de sa (longue) carrière, Mocky a traité à peu près tous les thèmes de société : la corruption des politiques, le refoulé sexuel (dans Les Saisons du Plaisir), la pédophilie, le rapt d'enfant, la bigoterie, les ballets roses, etc.). Ses films, s'ils ne passent plus en salle, ni à la télévision, sont heureusement disponibles en DVD. 

    Au final, on s'aperçoit que Jean-Pierre Mocky — malgré cent mille contretemps — a gagné la partie. Son œuvre immense en témoigne. Il vaut la peine de la redécouvrir, surtout à une époque où le cinéma purement commercial envahit les écrans. Et il n'y a pas de meilleure introduction à ses films que cet épatant livre d'entretiens avec Noël Simsolo, intitulé La longue marche*.

    * Jean-Pierre Mocky, La Longue marche, entretiens avec Noël Simsolo, éditions Neige et Écriture, 2014.

  • Les livres de l'année (13) : Amélie Nothomb

    images-3.jpegIl se dégage une grande mélancolie du dernier livre d'Amélie Nothomb, Pétronille*, léger comme une bulle de champagne. 

    Le champagne est d'ailleurs la métaphore filée du livre, car il provoque une ivresse légère, qui chasse provisoirement les brumes mélancoliques, et qui, surtout, peut se partager. 

    L'échange, le partage, c'est ce que cherche la narratrice du roman, double transparent de l'auteur : une compagne enjouée de beuverie. Elle la trouve en Pétronille, jeune femme en perfecto et au look androgyne, qui suit la narratrice dans les divers salons du livre où elle aime à mettre en scène son personnage de folle en haut-de-forme.

    Les rencontres se multiplient. Une étrange affection lie peu à peu les deux jeunes femmes. On sent la narratrice fascinée par ce « garçon manqué » sur qui le temps n'a pas de prise. Pétronille vient habiter chez elle. C'est vite le cauchemar. Puis elle disparaît pour aller traverser le désert saharien, en confiant à l'écrivaine belge un manuscrit que celle-ci va tenter de faire publier.

    Dans ce roman du mentir-vrai, Amélie Nothomb se révèle presque autant qu'elle parvient à cerner un personnage insaisissable, véritable vif-argent, qui n'est jamais là où on pense le trouver. Moi qui ai passé deux jours avec la vraie Pétronille (qui, dans la vie qu'on croit vraie, s'appelle Stéphanie Hochet**), je peux témoigner qu'elle est difficile à saisir ! Mais Amélie Nothomb en fait un portrait saisissant et touchant : celui d'une âme sœur perdue qui serait à la fois une complice de jeu, de beuverie, et une consolatrice.

    Une fois les brumes du champagne dissipées, il reste la mélancolie. Et dans ce livre, elle est profonde…

    * Amélie Nothomb, Pétronille, Albin Michel, 2014.

    ** Le dernier livre de Stéphanie Hochet : Éloge du chat, Léo Scheer, 2014.