Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

poésie - Page 2

  • Vahé Godel ce soir aux Lectures Publiques

    images-2.jpegJ'ai déjà eu l'occasion, sur ce blog, de dire l'admiration profonde, et de longue date, que je porte à l'œuvre de Vahé Godel. Œuvre riche et variée qui traverse les langues, les frontières et les genres, et qu'accueillent, depuis une vingtaine d'années, les éditions de la Différence, et aujourd'hui L'Âge d'Homme.
    Avec Arthur Autre*, « ou la fin de parcours d'un enseignant pas tout à fait comme les autres », Godel s'inspire ouvertement de sa longue expérience « pédagogique ». Les guillemets, ici, sont de rigueur, car avant d'être un pédagogue, Arthur Autre, que ses élèves surnomment malicieusement « Rature » est un enseignant, c'est-à-dire un « semeur et un déchiffreur de signes ».
    Des signes, Vahé Godel en sème à foison, à profusion même, sous la forme d'énigmes (« Qu'est-ce que la langue ? - Le fouet de l'air. »), d'allusions (on prendra plaisir à reconnaître certains collègues portraiturés avec amour ou ironie), de clés plus ou moins évidentes (quelle belle description du collège Voltaire en vaisseau de légende, avec coursives, salle des machines, cheminées éructant des fumées grises !), de graffitis ou de tags.
    images-3.jpegDe quoi s'agit-il ? D'un professeur extravagant, au seuil de la retraite, qui s'interroge non seulement sur sa fonction (dignement rémunérée, merci), mais aussi sur la faune de plus en plus étrange qui lui fait face, et à qui il cherche à transmettre sa passion des signes.
    Le sujet n'est pas neuf, bien sûr, mais le traitement qu'en fait Godel, ici, est pour le moins original. Deux voix, à priori distinctes, se partagent le roman. La première, impersonnelle, suit Arthur Autre dans le courant de ses déambulations pédagogiques. La seconde, secrète et souterraine, est l'autre voix d'Arthur, celle qu'il consigne, jour après jour, dans son Carnet noir.
    Au fil du livre, les voix se croisent, s'opposent et s'écartèlent, dans une tension de plus en plus poignante. La première, l'officielle, l'extérieure, est peu à peu rongée par la seconde, la voix noire intérieure, qui sème le doute et remet la première en question. « Une œuvre, une œuvre véritable, on ne peut y pénétrer comme dans un moulin… lire, ce qui s'appelle lire, c'est s'aventurer dans une forêt profonde, perdre le nord, se perdre… et donc éprouver le désir de se perdre… oui, perdre pied, s'enfoncer, s'engloutir, sombrer… »).
    images-6.jpegMais peut-on apprendre à se perdre ? Et si oui, comment apprendre aux autres (ses élèves) à se perdre sans se perdre soi-même ?
    C'est tout le paradoxe de l'enseignant (du moins celui qui fait profession d'enseigner la littérature) qui est censé donner le bon exemple, en professant des textes fort peu exemplaires. Comment enseigner Rimbaud sans donner en même temps aux élèves le désir de plus vastes horizons? Désir qui, on le pressent, est bien peu compatible avec les exigences d'une école telle qu'on la connaît, ou plutôt telle qu'on la pratique, sous nos latitudes, c'est-à-dire sélective et « sérieuse » ?
    Il y a longtemps que Vahé Godel ne nous avait donné un texte aussi fort, aussi chargé de signes. D'une écriture diablement virtuose, son roman puise aux sources de la langue, qu'il bouscule à plaisir, et nous livre une réflexion nouvelle, bien que toujours énigmatique, sur l'étrange profession d'enseignant, à la fois passeur, accoucheur et censeur, confident, consolateur, agitateur, séducteur et interprète…
     
    Vahé Godel lira ses poèmes avec le comédien Vincent Aubert ce soir à 19h à La Galerie, rue de l'Industrie (derrière la gare), dans le cadre des Lectures publiques.
     
    * Vahé Godel, Arthur autre, roman, éditions de la Différence, 1994.
    De Vahé Godel, on peut lire également :
    — Nicolas Bouvier : "Faire un peu de musique avec cette vie unique", essai, Éditions Métropolis, 1998.
    — (Le reste est invisible), rhapsodie, Éditions Metropolis, 2004.
    — Le Sang du voyageur : choix de textes, préf. d'André Clavel, Éditions L'Âge d'Homme, 2005.
    — La Poésie arménienne du Ve siècle à nos jours, anthologie, Éditions de la Différence, 2006.

  • Rêver Venise avec Pierre-Alain Tâche

    images-6.jpegDe Goldoni à George Sand, de Musset à Rilke, de Casanova à Sollers, Venise est la ville du monde qui a le plus inspiré les écrivains — un passage obligé pour les poètes. Elle inspire, aujourd'hui, un très beau livre à Pierre-Alain Tâche, l'un de nos meilleurs écrivains.

    Constitué de deux parties — l'une écrite en 2009 et l'autre en 2015 —, Venise à main levée* nous entraîne dans le dédale des ruelles de la ville. À la fois promenade, où le poète se laisse guider par le hasard, et rêverie ou divagation. Attentive, l'oreille perçoit la musique des voix, le clapotis de la lagune, une femme qui chantonne dans la rue. Et l'œil est aux aguets, perdu dans la folie du carnaval ou visitant la Biennale d'art contemporain, la prison pour femmes de la Giudecca ou le cimetière San Michele.

    Le regard est curieux, et prompt à se laisser surprendre et à s'émouvoir. « Est-ce un visage que je cherche au tarot des façades ? » Il y a, dans cette errance bienheureuse, une quête du mystère — et de la femme. À Venise, elle porte tous les masques : artiste de rue, marchande de souvenirs, lavandière étendant du linge à sa fenêtre. Et le poète ne cesse de les arracher…

    La poésie de Tâche est faite d'instantanés d'une rare précision (d'une rare justesse), comme saisis au vol, à main levée. Dans une langue à la fois musicale et sensuelle, Tâche esquisse les visages inconnus, les paquebots à quai, les Carpaccio entrevus à la Scuola San Giorgio dei Schiavoni. Il rend justice à la Sérénissime — cette ville qui demeure un miracle.

    Venise à main levée est sans doute l'un des plus beaux livres, et l'un des plus personnels, de ce grand poète vaudois.

    * Pierre-Alain Tâche, Venise à main levée, Le Miel de l'Ours, 2016.

  • Bonne fête, Mousse Boulanger !

    Ce jeudi, Mousse Boulanger fête ses nonante ans. Comédienne, journaliste, romancière et surtout poète, Mousse Boulanger aura marqué — avec son mari Pierre, trop tôt disparu — pendant près de cinquante ans, l'histoire de la littérature romande (et francophone). Sa bibliographie est impressionnante, comme le nombre de ses émissions radiophoniques (qu'on peut retrouver sur le site de la RTS). 

    En guise d'hommage, je reprends le billet que j'ai consacré à l'un de ses plus beaux livres, Les Frontalières, paru en 2013 aux éditions l'Âge d'Homme.

    Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.