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livres - Page 5

  • Vahé Godel, écrivain sans frontières

    images.jpegJ'ai déjà eu l'occasion, sur ce blog, de dire l'admiration profonde, et de longue date, que je porte à l'œuvre de Vahé Godel. Œuvre riche et variée qui traverse les langues, les frontières et les genres, et qu'acceuille, depuis une vingtaine d'années, les éditions de la Différence.
    Avec Arthur Autre*, « ou la fin de parcours d'un enseignant pas tout à fait comme les autres », Godel s'inspire ouvertement de sa longue expérience « pédagogique ». Les guillemets, ici, sont de rigueur, car avant d'être un pédagogue, Arthur Autre, que ses élèves surnomment malicieusement « Rature » est un enseignant, c'est-à-dire un « semeur et un déchiffreur de signes ».
    Des signes, Vahé Godel en sème à foison, à profusion même, sous la forme d'énigmes (« Qu'est-ce que la langue ? - Le fouet de l'air. »), d'allusions (on prendra plaisir à reconnaître certains collègues portraiturés avec amour ou ironie), de clés plus ou moins évidentes (quelle belle description du collège Voltaire en vaisseau de légende, avec coursives, salle des machines, cheminées éructant des fumées grises !), de graffitis ou de tags.
    De quoi s'agit-il ? D'un professeur extravagant, au seuil de la retraite, qui s'interroge non seulement sur sa fonction (dignement rémunérée, merci), mais aussi sur la faune de plus en plus étrange qui lui fait face, et à qui il cherche à transmettre sa passion des signes.
    Le sujet n'est pas neuf, bien sûr, mais le traitement qu'en fait Godel, ici, est pour le moins original. Deux voix, à priori distinctes, se partagent le roman. La première, impersonnelle, suit Arthur Autre dans le courant de ses déambulations pédagogiques. La seconde, secrète et souterraine, est l'autre voix d'Arthur, celle qu'il consigne, jour après jour, dans son Carnet noir.
    Au fil du livre, les voix se croisent, s'opposent et s'écartèlent, dans une tension de plus en plus poignante. La première, l'officielle, l'extérieure, est peu à peu rongée par la seconde, la voix noire intérieure, qui sème le doute et remet la première en question. « Une œuvre, une œuvre véritable, on ne peut y pénétrer comme dans un moulin… lire, ce qui s'appelle lire, c'est s'aventurer dans une forêt profonde, perdre le nord, se perdre… et donc éprouver le désir de se perdre… oui, perdre pied, s'enfoncer, s'engloutir, sombrer… »).
    Mais peut-on apprendre à se perdre ? Et si oui, comment apprendre aux autres (ses élèves) à se perdre sans se perdre soi-même ?
    C'est tout le paradoxe de l'enseignant (du moins celui qui fait profession d'enseigner la littérature) qui est censé donner le bon exemple, en professant des textes fort peu exemplaires. Comment enseigner Rimbaud sans donner en même temps aux élèves le désir de plus vastes horizons? Désir qui, on le pressent, est bien peu compatible avec les exigences d'une école telle qu'on la connaît, ou plutôt telle qu'on la pratique, sous nos latitudes, c'est-à-dire sélective et « sérieuse » ?
    Il y a longtemps que Vahé Godel ne nous avait donné un texte aussi fort, aussi chargé de signes. D'une écriture diablement virtuose, son roman puise aux sources de la langue, qu'il bouscule à plaisir, et nous livre une réflexion nouvelle, bien que toujours énigmatique, sur l'étrange profession d'enseignant, à la fois passeur, accoucheur et censeur, confident, consolateur, agitateur, séducteur et interprète…
     
    * Vahé Godel, Arthur autre, roman, éditions de la Différence, 1994.
    De Vahé Godel, on peut lire également :
    — Nicolas Bouvier : "Faire un peu de musique avec cette vie unique", essai, Éditions Métropolis, 1998.
    (Le reste est invisible), rhapsodie, Éditions Metropolis, 2004.
    Le Sang du voyageur : choix de textes, préf. d'André Clavel, Éditions L'Âge d'Homme, 2005.
    La Poésie arménienne du Ve siècle à nos jours, anthologie, Éditions de la Différence, 2006.
     

  • Petit éloge de la radio

    images.jpegEn ces temps de délectation morose (dont le sommet fut atteint mercredi avec l'élection consternante de Ueli Maurer au Conseil Fédéral), il faut revenir aux vraies valeurs. Lesquelles? En voici quelques-unes, dans le désordre: le partage, le plaisir, la rencontre, l'échange, la transmission… Et où ces valeurs, me direz-vous, sont encore défendues aujourd'hui? Et même célébrées? Certainement pas à la télévision qui passe les plats aux politiques et aux requins de l'économie avec la candeur d'un Martien tombé par erreur sur une planète étrangère. Pas dans les journaux, hélas, de plus en plus tributaires d'une publicité qui cherche avant tout à abrutir le consommateur pour lui faire acheter n'importe quoi. Non: l'un des rares lieux d'échange et de partage, de véritable dialogue, de rencontre et de connaissance, reste la radio en général, et la Radio romande en particulier.
    Inutile de faire la liste des émissions — sur La Première ou Espace 2 — qui ouvrent l'esprit. Elle est trop longue : de Rien n'est joué!, animé par la lumineuse Madeleine Caboche, à Médialogues, en passant par À Première vue, du passionnant Pierre-Philippe Cadert, ou encore Devine qui vient dîner (dont nous avons déjà parlé ici). À chaque fois (c'est-à-dire plusieurs fois par jour) la possibilité d'une vraie rencontre, la découverte d'une vraie passion.
    On ne présente plus, bien sûr, Patrick Ferla, célèbre pour ses Déjeuners et, aujourd'hui, son émission bi-hebdomadaire Presque rien sur presque tout. J'ai eu la chance d'y être invité avec Jean Romain, qu'on ne présente pas non plus. Une heure de dialogue, d'écoute, de vraie passion des livres. Pendant laquelle chacun a pu non seulement se livrer, sans masque ni artifice oratoire, mais encore parler de l'autre,  du monde de l'autre et des autres.  Un échange constamment aiguillonné par les questions de Ferla, grand sorcier de la parole (et de l'écoute). Porté par des musiques qu'on se réjouit de réentendre…
    L'émission Presque rien sur presque tout avec Jean Romain et votre serviteur passera dimanche 14 décembre entre 17h et 18h sur RSR La Première. Ne ratez pas ce rendez-vous!
     

  • Les deux vies de Jean Romain

    images.jpegOn croyait connaître Jean Romain : acteur et animateur du débat sur l'école, en Suisse romande, cette école mise à mal par l'assaut conjugué des libéraux et des pédagogistes (il faut « mettre l'élève au centre »). Le philosophe inspiré qui dénonce la « dérive émotionnelle », « le temps de la déraison » ou encore, « la rédemption par la barbarie marchande ». Le romancier fasciné par la Grèce et l'antiquité, ses mythes, ses dieux. Oui, l'on croyait bien connaître Jean Romain, le personnage public en tout cas, mais il faut lire son dernier livre, Rejoindre l'horizon*, pour découvrir l'autre visage de cet écrivain valaisan protéiforme.
    Tout commence, comme souvent, par un départ: l'écrivain, renouant avec une passion  de jeunesse, aime à se lancer dans de grandes virées à moto, « les yeux fixés au loin, là où le point de fuite se dérobe », nourissant le fantasme de rejoindre l'horizon. Cet élan vers un ailleurs rêvé est stoppé net, un beau matin, par l'irruption de la maladie: l'auteur apprend qu'il souffre d'un cancer. Or, chose étrange, il n'a pas peur, il n'est pas même inquiet : le médecin ne parle pas de lui, c'est sûr, mais d'un autre qui serait comme un corps étranger, un ennemi intime qu'il devra désormais combattre, mais qui n'est pas lui.
    Cette cassure, dans la vie de l'auteur, provoque plusieurs bouleversements: d'abord, c'est le cours de la vie qui est cassé, l'avenir est incertain, le passé remonte à la mémoire avec l'évocation des années de collège, puis de l'internat à Saint-Maurice (belles pages où Jean Romain rend hommage à ses maîtres, connus ou inconnus, à tous ceux qui lui ont inoculé le virus de la lecture et des livres.) Le temps de la vie est cassé : la chute menace à tout instant. Le corps, comme l'esprit, peut vous trahir. C'est la première leçon de la maladie. L'être est brisé, à jamais partagé, mais cette faille qui s'ouvre en lui permet aussi l'émerveillement. Comme le dit Leonard Cohen: « There's a crack in everything/ That's how the light gets in ». C'est par cette faille que pénètre la lumière.
    Le temps de la vie est brisé ; l'identité aussi. « Tout en nous est repli, des circonvolutions du cerveau à celles de l'intestin, la nature a replié dans notre corps comme des draps dans les armoires nos organes qui, sans cela, prendraient trop de place. L'âme aussi est plissée, ses strates sont empilées comme les sédiments du temps, il faut prendre son mal en patience pour n'en parcourir que la moitié et y débusquer les fantômes qui s'y cachent. » Tout se passe comme si la maladie avait scindé l'être en deux, séparant à jamais l'âme et le corps. Seconde cassure, aussi profonde et douloureuse que celle du temps. Reprenant à son compte l'expression de Bataille, Jean Romain évoque ici l'expérience intérieure qui place l'individu face à ses propres limites, incapable de dépasser son propre horizon.
    Cette seconde cassure provoque, dans le livre de Jean Romain, une sorte de nouveau départ, dans le mythe et la fiction cette fois. Devenu Centaure, cet animal mythologique mi-homme mi-cheval, l'auteur enfourche sa moto à la fois pour rejoindre l'horizon et pour fuir la maladie qui le talonne. C'est alors qu'intervient Coronis, une jeune femme que le Centaure emmène en amazone sur sa moto. Le couple imaginaire va revenir vers l'origine, cette mer intérieure, la Méditerranée, qui est le berceau de notre culture.
    Longtemps, le narrateur s'est cru indestructible. La maladie l'a ramené à la réalité. C'est-à-dire à sa condition d'homme libre et mortel. Le beau livre de Jean Romain nous restitue les étapes de ce voyage intérieur, qui est une quête de soi et du monde. Porté par une urgence singulière, Rejoindre l'horizon commence comme une réflexion aiguë sur la maladie, puis prend la forme d'un récit de guérison et s'achève enfin comme un conte oriental, où se mêlent érotisme et gastronomie, à la manière de Salambô ou d'Hérodias de Flaubert. Ou des Grandes odalisques de monsieur Ingres…
    * Jean Romain, Rejoindre l'horizon, l'Âge d'Homme, 2008.
    Jean Romain et Jean-Michel Olivier sont les invités de l'émission Presque rien sur presque tout de Patrick Ferla, dimanche 14 décembre, sur RSR La Première, de 17 à 18 heures.