J'ai déjà eu l'occasion, sur ce blog, de dire l'admiration profonde, et de longue date, que je porte à l'œuvre de Vahé Godel. Œuvre riche et variée qui traverse les langues, les frontières et les genres, et qu'acceuille, depuis une vingtaine d'années, les éditions de la Différence.Avec Arthur Autre*, « ou la fin de parcours d'un enseignant pas tout à fait comme les autres », Godel s'inspire ouvertement de sa longue expérience « pédagogique ». Les guillemets, ici, sont de rigueur, car avant d'être un pédagogue, Arthur Autre, que ses élèves surnomment malicieusement « Rature » est un enseignant, c'est-à-dire un « semeur et un déchiffreur de signes ».
Des signes, Vahé Godel en sème à foison, à profusion même, sous la forme d'énigmes (« Qu'est-ce que la langue ? - Le fouet de l'air. »), d'allusions (on prendra plaisir à reconnaître certains collègues portraiturés avec amour ou ironie), de clés plus ou moins évidentes (quelle belle description du collège Voltaire en vaisseau de légende, avec coursives, salle des machines, cheminées éructant des fumées grises !), de graffitis ou de tags.
De quoi s'agit-il ? D'un professeur extravagant, au seuil de la retraite, qui s'interroge non seulement sur sa fonction (dignement rémunérée, merci), mais aussi sur la faune de plus en plus étrange qui lui fait face, et à qui il cherche à transmettre sa passion des signes.
Le sujet n'est pas neuf, bien sûr, mais le traitement qu'en fait Godel, ici, est pour le moins original. Deux voix, à priori distinctes, se partagent le roman. La première, impersonnelle, suit Arthur Autre dans le courant de ses déambulations pédagogiques. La seconde, secrète et souterraine, est l'autre voix d'Arthur, celle qu'il consigne, jour après jour, dans son Carnet noir.
Au fil du livre, les voix se croisent, s'opposent et s'écartèlent, dans une tension de plus en plus poignante. La première, l'officielle, l'extérieure, est peu à peu rongée par la seconde, la voix noire intérieure, qui sème le doute et remet la première en question. « Une œuvre, une œuvre véritable, on ne peut y pénétrer comme dans un moulin… lire, ce qui s'appelle lire, c'est s'aventurer dans une forêt profonde, perdre le nord, se perdre… et donc éprouver le désir de se perdre… oui, perdre pied, s'enfoncer, s'engloutir, sombrer… »).
Mais peut-on apprendre à se perdre ? Et si oui, comment apprendre aux autres (ses élèves) à se perdre sans se perdre soi-même ?
C'est tout le paradoxe de l'enseignant (du moins celui qui fait profession d'enseigner la littérature) qui est censé donner le bon exemple, en professant des textes fort peu exemplaires. Comment enseigner Rimbaud sans donner en même temps aux élèves le désir de plus vastes horizons? Désir qui, on le pressent, est bien peu compatible avec les exigences d'une école telle qu'on la connaît, ou plutôt telle qu'on la pratique, sous nos latitudes, c'est-à-dire sélective et « sérieuse » ?
Il y a longtemps que Vahé Godel ne nous avait donné un texte aussi fort, aussi chargé de signes. D'une écriture diablement virtuose, son roman puise aux sources de la langue, qu'il bouscule à plaisir, et nous livre une réflexion nouvelle, bien que toujours énigmatique, sur l'étrange profession d'enseignant, à la fois passeur, accoucheur et censeur, confident, consolateur, agitateur, séducteur et interprète…
* Vahé Godel, Arthur autre, roman, éditions de la Différence, 1994.
De Vahé Godel, on peut lire également :
— Nicolas Bouvier : "Faire un peu de musique avec cette vie unique", essai, Éditions Métropolis, 1998.
— (Le reste est invisible), rhapsodie, Éditions Metropolis, 2004.
— Le Sang du voyageur : choix de textes, préf. d'André Clavel, Éditions L'Âge d'Homme, 2005.
— La Poésie arménienne du Ve siècle à nos jours, anthologie, Éditions de la Différence, 2006.
— (Le reste est invisible), rhapsodie, Éditions Metropolis, 2004.
— Le Sang du voyageur : choix de textes, préf. d'André Clavel, Éditions L'Âge d'Homme, 2005.
— La Poésie arménienne du Ve siècle à nos jours, anthologie, Éditions de la Différence, 2006.
En ces temps de délectation morose (dont le sommet fut atteint mercredi avec l'élection consternante de Ueli Maurer au Conseil Fédéral), il faut revenir aux vraies valeurs. Lesquelles? En voici quelques-unes, dans le désordre: le partage, le plaisir, la rencontre, l'échange, la transmission… Et où ces valeurs, me direz-vous, sont encore défendues aujourd'hui? Et même célébrées? Certainement pas à la télévision qui passe les plats aux politiques et aux requins de l'économie avec la candeur d'un Martien tombé par erreur sur une planète étrangère. Pas dans les journaux, hélas, de plus en plus tributaires d'une publicité qui cherche avant tout à abrutir le consommateur pour lui faire acheter n'importe quoi. Non: l'un des rares lieux d'échange et de partage, de véritable dialogue, de rencontre et de connaissance, reste la radio en général, et la Radio romande en particulier.
On croyait connaître Jean Romain : acteur et animateur du débat sur l'école, en Suisse romande, cette école mise à mal par l'assaut conjugué des libéraux et des pédagogistes (il faut « mettre l'élève au centre »). Le philosophe inspiré qui dénonce la « dérive émotionnelle », « le temps de la déraison » ou encore, « la rédemption par la barbarie marchande ». Le romancier fasciné par la Grèce et l'antiquité, ses mythes, ses dieux. Oui, l'on croyait bien connaître Jean Romain, le personnage public en tout cas, mais il faut lire son dernier livre, Rejoindre l'horizon*, pour découvrir l'autre visage de cet écrivain valaisan protéiforme.