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  • Le mauvais exemple des Conseilers fédéraux


    2018_07_19_Couverture_Burkhalter_3_VD4.jpgL'un et l'autre ont été Conseillers fédéraux — pas des plus brillants, mais enfin…

    L'un et l'autre publient un livre de souvenirs, très largement subventionné (État et Ville de Fribourg pour Joseph Deiss ; État de Vaud et Ville de Lausanne et de Vevey pour Didier Burkhalter) — alors qu'ils jouissent, tous deux, d'une retraite confortable payée par leurs concitoyens.

    Le premier livre est imprimé en Bulgarie ; images-1.jpegle second en Turquie — alors que les imprimeurs suisses, l'un après l'autre, doivent mettre la clé sous le paillasson. Le dernier en date, l'imprimerie Gasser, au Locle, a cessé ses activités ce mois-ci…

    Ainsi fonctionnent les lois du libre-échange et du marché, me dira-t-on.

    On me permettra, tout de même, d'être choqué par cette situation…

  • Cinéma central

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    Au début de l’année, un nouveau cinéma a fermé ses portes à Genève. Le Central, rue Chantepoulet. C’était le cinéma de mon quartier. Une véritable institution. Il diffusait des films français, italiens, suisses bien sûr. Des films qu’on ne voyait nulle part ailleurs. Il a fermé ses portes discrètement. Pas un mot dans la presse ou à la télévision. Un magasin de mode l’a déjà remplacé.

    Avant lui, il y a eu le Plaza, le Cinébref, le Hollywood, le Broadway, etc. En une vingtaine d’années, Genève a perdu une dizaine de salles de cinéma. Bien sûr, elles ont été remplacées par des salles Multiplex, où l’odeur écœurante du pop-corn et des nachos vous saisit à la gorge dès que vous franchissez la porte. Il se dit, par ailleurs, que ces salles multiples vont mal, elles aussi, qu’elles ne sont pas rentables et que bientôt, sans doute, elles laisseront la place à d’autres magasins de fringues ou de chaussures de luxe. Le cinéphile (vous, moi) en sera réduit à acheter des DVD (ou à télécharger les films sur le Net pour pas un rond), puis à les visionner chez lui. Il ne sera plus obligé de sortir de son salon pour aller au cinéma.

    Si l’on n’y prête garde, la même catastrophe va bientôt arriver aux livres et aux librairies qui les défendent. Déjà, depuis 2000, plus d’une trentaine de librairies ont disparu de Suisse romande. Avec leur disparition, ce n’est pas seulement le marché qui se rétrécit et s’appauvrit un peu plus chaque jour. Ce sont aussi des lieux de rencontre et d’échange qui disparaissent. Des oasis d’humanité, au milieu du désert mercantile, où règne encore (mais pour combien de temps ?) la diversité des voix, des styles et des points de vue. Le débat. La controverse. L’admiration. La passion de partager. Une richesse unique, qu’aucun supermarché ne peut offrir, faute d’accorder au livre la place qui est la sienne et qu’il mérite (ce n’est pas un parfum, ni un baril de lessive).

    Il faut se battre pour que notre pays, qui a l’un des plus beaux réseaux de librairies du monde, puisse conserver cette richesse incomparable. Ce n’est pas anodin. Le livre est le fondement de notre culture, comme de notre identité. Il a traversé toutes les époques et gagné bien des guerres. Au fil du temps, il s’est transformé, passant du papyrus au parchemin, puis au papier. C’est le compagnon idéal des virées en montagnes comme des promenades solitaires. Quand on lit on est seul, et pourtant on est une multitude de personnages !

    Défendre les librairies, c’est défendre le livre. Et défendre le livre, c’est défendre la diversité, la richesse des cultures, le fond inaliénable d’humanité qui nous relie les uns aux autres (et que les grands défenseurs du Marché, aveugles ou naïfs, aimeraient tant voir disparaître).

    Voilà pourquoi, le 11 mars prochain, il faut soutenir l’initiative pour le prix unique du livre. N’oublions pas qu’un livre vient de loin, parfois même très loin, pour nous parler, nous consoler, nous faire pleurer ou rire. Ni surtout qu’un livre rend libre.

  • L'amour magique

    images-1.jpgCertains livres ont la force d’un exorcisme : il s’agit véritablement, pour leur auteur, d’une question de vie et de mort. Face à la magie noire du destin, toujours imprévisible, le seul recours demeure la magie blanche de l’écriture. C’est le cas d’un livre admirable, Une vie sans toi *, de Jil Silberstein, qui est à la fois un chant d’amour et le récit d’un deuil impossible.

    Discrète, mais riche et éclectique, l’œuvre de Jil Silberstein est l’une des plus importantes de Suisse romande. L’adjectif « romand » convient mal, d’ailleurs, à cet écrivain né à Paris en 1948 et ayant roulé sa bosse un peu partout pour nourrir une œuvre qui déborde allégrement les frontières. On ne citera ici que trois titres, aussi étonnants et passionnants, qui relèvent à la fois de l’enquête ethnographique, du témoignage humain et du récit poétique : Innu — à la rencontre des Montagnais du Québec-Labrador (1998), Kali’na, une famille indienne de Guyane française (2002) et Dans la taïga céleste, entre Chine et Russie, l’univers des Touvas (2005), tous publiés chez Albin Michel.

    Ces livres, comme la plupart de ceux publiés par l’auteur, ont été écrits dans l’étroite complicité d’une femme, Monique, dite Miquette ou Mico, dont la voix fut longtemps familière aux auditeurs de la Radio Suisse Romande puisqu’elle y fut journaliste, puis correspondante à Washington et à Zurich. C’est peu dire qu’on réentend sa voix, qu’on retrouve son visage et ses gestes à travers le portrait que Jil Silberstein fait de son épouse, emportée par une terrible et brutale maladie dans le courant de l’année 2006. À la fois mosaïque d’instants portés par la grâce, souvenirs singuliers qui rappellent les hasards objectifs chers à André Breton, invocation et hommage à la femme disparue, Une vie sans toi est un récit infiniment pudique qui cherche à retrouver parmi les ombres de la nuit la figure de l’aimée.

    Celle qui guide et illumine, celle qui inspire et veille aussi, comme une divinité tutélaire, sur l’auteur.

    Comment survivre à la disparition de l’être aimé ?

    À chaque page, on sent le poids de cette question, la menace de la mort qui revient. « Sitôt regagné La Rochette, il m’a fallu réaliser qu’à nouveau mes soirées viraient à la cérémonie. Or ce penchant ne me plaît pas —même si, toutes ces semaines, pacifier l’abominable demeure la seule option possible. À long terme, je sens dans mon comportement un risque de pétrification contraire à ce qui fut notre esprit. Le danger d’un repli dans un cocon douillet. Alors que ce qu’il conviendrait, après un tel séisme, c’est de continuer à ouvrir le champ. De s’offrir à la vie. À tout ce qu’elle recèle de splendeur… malgré sa cruauté. »

    Pourtant, Une vie sans toi n’est pas un requiem, ni un livre de deuil. Une douce lumière irradie de ces pages qui ressuscitent la femme aimée, son visage et sa voix, sa vivacité curieuse, son intrépidité. Silberstein trace un portrait tout en finesse de celle qui n’est plus là, mais continue à lui parler, depuis l’autre côté du monde, et à lui faire signe. Car c’est bien de signes et de mots qu’il s’agit dans ce deuil impossible. L’auteur creuse ce thème tout au long du récit : c’est bien une manière de langue commune (mots, gestes, signes, petits rituels) qui unissait les amoureux. Leur relation — qui était essentielle — se nouait dans les mots, s’épanouissait dans une langue partagée au jour le jour, dans une complicité de chaque instant.

    Pour retrouver la trace de l’autre, il faut suivre les mots. Les siens, dans les deux sens du terme. Les miens et ceux de l’autre. Et c’est précisément ce que fait Silberstein en recherchant des lettres de Monique, des fragments de poèmes, des souvenirs de conversations à demi oubliées.

    images.jpgUn vieux projet, hélas inachevé, refait surface : écrire le Livre de Mico, comme Jil en avait fait, de son vivant, la promesse à Monique. Un autre livre, alors, s’écrit, comme en abyme, au cœur d’Une vie sans toi. Reproduites en caractères italiques, rédigées à diverses époques de la vie de l’auteur, ces missives bouleversantes sont de petites merveilles poétiques, impertinentes, drôles. C’est ainsi qu’on découvre Miquette au pied du mur ou encore Miquette au cirque. La plupart de ces textes ont été publiés dans la Gazette de Lausanne et on les redécouvre ici avec plaisir, et une portée tout autre et plus profonde que lors de leur première publication.

    « Ceci advint aux temps maudits où les hommes cessèrent de s’intéresser au Créateur. Tout n’était plus que désolation traversée d’imbéciles ricanements. Les yeux se vitrifiaient. Les oreilles se muraient. Les dents se déchaussaient. Ceux qui se propulsaient encore sur leurs deux pieds atteignaient des vitesses ahurissantes et il n’était pas rare qu’on les vît se volatiliser comme sous l’effet d’une température incompatible avec leur condition. Quant au cœur, cette perle bénie, ce n’était déjà plus qu’une pompe idiote et obstinée. »

    Avec ces textes étonnants, Silberstein quitte le récit, la lettre ouverte ou l’hommage posthume pour entrer de plain-pied dans le mythe. C’est-à-dire la parole originaire, ou encore poétique.

    Au cœur de la relation amoureuse — de toute relation amoureuse — il y a une mythologie secrète. Des lieux découverts ensemble, des gestes et des silences partagés, des petits rituels singuliers (comme la lecture du journal Libération). Des voyages, des regards, l’amour des livres et de la peinture, le goût des promenades et l’art de la conversation. C’est cette mythologie — intime, secrète — que Jil Silberstein recrée pour nous et nous fait partager. Mythologie unique, sans doute, n’appartenant qu’à ces deux amants-là, mais aussi universelle et commune à tous les amoureux. C’est le talent de Silberstein de nous inviter — non en voyeur ou en intrus — dans la magie de son amour pour Monique, amour des mots et de la vie, de l’écriture comme une magie blanche face aux démons sournois qui nous surveillent.

    *Jil Silberstein, Une vie sans toi, l'Âge d'Homme, 2009.