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littérature romande - Page 15

  • A lire et à offrir : Coupable au bénéfice du doute (Pierre Béguin)

    images-2.jpegJe connais Pierre Béguin depuis près de quarante ans. Nous avons usé nos fonds de jeans ensemble sur les bancs de l’Université. Puis nous nous sommes perdus de vue. Mais nos chemins ont toujours été parallèles, et proches. Pierre a enseigné le Français et l’Anglais au collège Calvin, comme moi au collège de Saussure, et il a poursuivi, comme moi, sa passion de la littérature en publiant plusieurs romans, tout d’abord à l’Âge d’Homme, puis à l’Aire et maintenant chez Bernard Campiche.

    Étrangement (mais ce n’est pas si étrange que cela), la passion du roman, chez Pierre Béguin, va de pair avec la recherche de la vérité. On le remarque dans ses premiers livres, qui se passent en Amérique du Sud, et plus encore dans les deux derniers ouvrages qu’il a publiés.

    Il y a trois ans, Béguin publiait Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l’heure.

    images-3.jpegSous ce titre biblique, il nous contait une drôle d’histoire, on ne peut plus moderne, qui est l’antithèse parfaite de la citation de l’Évangile (Mathieu 25 ; 13).

    Un soir, entre la poire et le fromage, presque en catimini, ses parents annoncent au narrateur qu’ils vont bientôt mourir. Au seuil de la nonantaine, ils souffrent l’un et l’autre du déclin de leurs forces. Ce qui, après une vie de labeur, d’abnégation, de modestie et d’« honnêteté jusqu’à la naïveté », semble être dans la nature des choses.

    Ce qui l’est moins, et qui stupéfie le narrateur, c’est qu’ils lui donnent le jour et l’heure de leur mort : tous deux, après mûre et secrète réflexion, ont décidé de faire appel à Exit et ont fixé eux-mêmes la date de leur disparition : ce sera le 28 avril 2012 à 14 heures…

    C’est le point de départ, si j’ose dire, du livre poignant de Pierre Béguin. Comment réagir face à la violence inouïe d’une telle annonce ? Faut-il se révolter ? Ou, au contraire, tenter de la comprendre et accepter, en fin de compte, l’inacceptable ?

    Quoi qu’il décide, le fils se trouve pris dans les filets d’une culpabilité sans fond. Soit il refuse d’entendre la souffrance de ses parents. Soit il se fait complice de leur suicide.

    Ainsi, le fils se trouve un jour dans la position intenable du juge qui cautionne ou condamne la mort de ceux qui lui ont donné la vie.

    Mais de quel droit peut-il s’opposer à leur liberté essentielle ?

    Et que commande l’amour ?

    Abréger leurs souffrances ou les forcer, au nom de la morale chrétienne, à poursuivre leur chemin de croix ?

    Aimer, c’est reconnaître à l’autre sa liberté, fût-elle mortelle. Le fils accepte donc cette mort programmée. Il revient dans la ferme familiale (son père est maraîcher). Il retrouve sa chambre d’enfant. Et, la veille du jour fatal, il se met à écrire. Une vie de rigueur et de discipline. De colères et d’humiliations. Dont la hantise, répétée maintes fois, était de tenir sa place et de ne jamais faire honte. Une vie de silence surtout. Un silence mortifère qui rongeait toutes les conversations.

                Dans ce livre admirable, Pierre Béguin ne juge personne, ni ses parents, ni l’enfant qu’il fut : il répare le silence en recueillant les paroles de ceux qui vont mourir.

    Les derniers mots des condamnés.

    Béguin poursuit cette interrogation dans son dernier roman, Condamné au bénéfice du doute, que nous célébrons aujourd’hui.images-5.jpeg

    Une fois de plus, il s’agit de débusquer la vérité, de la trahir (c’est-à-dire de la faire éclater).

    Béguin donne la parole, successivement à tous les protagonistes de cette affaire qui demeurera à jamais mystérieuse (tous les chroniqueurs judiciaires s’y sont cassé les dents !). Il donne la parole à Serge Joncour (alias Pierre Jaccoud), à sa femme, à sa maîtresse et à l’amant de sa maîtresse. Il reconstitue également les plaidoiries des avocats et le réquisitoire du procureur.

    Il traque la vérité comme un détective qui ne lâche jamais prise.

    Au centre du roman, donc, au-delà de la peur du scandale, l’obsession de l’image idéale. Bon père et bon mari. Avocat réputé. Paroissien sans reproche. Toute la façade sociale de Joncour, d’un coup, s’effondre au moment du procès. Non seulement parce qu’on piétine sa vie privée en étalant son adultère sur la place publique (il faut imaginer la foule des curieux venus de Suisse et de France). Mais parce qu’on l’accuse d’un meurtre absurde, incompréhensible pour un homme aussi intelligent que lui : Joncour aurait tué le père de l’amant présumé de sa maîtresse.

    Pourquoi ? Par jalousie, sans réfléchir, en se trompant sans doute de cible.

    À partir de cette mort absurde, Béguin va débrouiller l’écheveau des preuves et des arguments de chacun. Son roman retrace le procès. Il ne s’intéresse ni au passé de Joncour, ni à son avenir (Jaccoud a été libéré après avoir purgé cinq années de prison). Il se concentre sur ce moment crucial où les jurés du procès doivent trancher la vérité. Les preuves sont minces. Les analyses de sang ont été faites à la légère. Le mobile du crime est inexistant.

    Qu’à cela ne tienne : Joncour est condamné à 7 ans de prison et rayé du barreau de Genève. Il mourra en 1996, à l’âge de 91 ans.

    Dans le procès minutieux qu’il reconstitue, Béguin ne prend jamais parti. À aucun moment, il ne triche. Il se tient constamment sur le fil du rasoir, au plus près d’une vérité inaccessible.

    C’est la grande force de ce livre qui a séduit le jury du Prix Édouard-Rod.

    * Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure, roman, éditions Philippe Rey et L'Aire, 2013.

    ** Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, roman, Bernard Campiche éditeur, 2016.

  • A lire et à offrir : Les Ordres de grandeur (Julien Sansonnens)

    julien sansonnens,les ordres de grandeur,éditions de l'air,littérature romande,polarLe polar est à la mode — même en Suisse romande ! Après les grands polars américains (Ellroy, Coben, Connelly), la vague des polars scandinaves (Stieg Larsson, l'extraordinaire Henning Mankel, photo), voici venir les polars romands. On range dans cette catégorie toute sorte de romans (romans noirs, romans policiers) qui n'ont souvent rien à voir avec les polars américains ou scandinaves et qui — osons le dire — ne leur arrivent pas à la cheville.

    images-2.jpegCe n'est pas le cas du deuxième livre de Julien Sansonnens, un auteur qui, comme il aime à le dire, « a un nom fribourgeois, est né à Neuchâtel, va être député vaudois et travaille en Valais ». Avec Les Ordres de grandeur*, Sansonnens nous donne un roman à la fois ambitieux et parfaitement construit, qui nous balade aux quatre coins de la Suisse romande.

    Roman choral, Les Ordres de grandeur fait se croiser plusieurs personnages dont les destins se nouent, au fil des pages, dans une toile savamment tissée. Au centre du livre, Alexis Roch, un journaliste charismatique qui présente le Journal de 20 Heures sur une chaîne privée genevoise. On assiste d'abord à son irrésistible ascension, grâce à sa verve, son talent de communicateur, son entregent aussi, puis à sa chute, programmée dès le début, mais surprenante et bienvenue. images-3.jpegAutour de lui, gravitent des amis d'enfance, comme Michel Fouroux, un spin doctor (Marco Camino, clin d'œil à Marc Comina !), une beurette au destin malheureux, quelques politiciens véreux (dont un certain Schumacher, célèbre pour son catogan!) et bien sûr quelques inspecteurs de police.

    Car le roman de Sansonnens a l'allure d'un polar : il commence par une (atroce) scène de viol, puis se déroule comme une enquête policière. Mais l'enquête, ici, n'est qu'un prétexte pour brosser le tableau d'une société obnubilée par le paraître, la réussite sociale, l'appât du fric et les petits arrangements entre copains. Même s'il force parfois le trait (c'est le côté jubilatoire du livre, quand l'auteur n'hésite pas à se lâcher!), Sansonnens démonte les rouages d'un univers politico-médiatique qui repose essentiellement sur de sales petits (et grands) secrets. Sans tomber dans la caricature, il sonde aussi le cœur de ses personnages avec intelligence et empathie — je dirais même une générosité et un humour assez rares dans la littérature romande (qui est souvent minimaliste et manifeste un humour involontaire).

    Bref, un roman riche et vivant qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne.

    * Julien Sansonnens, Les Ordres de grandeur, éditions de l'Aire, 2016.

  • Rêver Venise avec Pierre-Alain Tâche

    images-6.jpegDe Goldoni à George Sand, de Musset à Rilke, de Casanova à Sollers, Venise est la ville du monde qui a le plus inspiré les écrivains — un passage obligé pour les poètes. Elle inspire, aujourd'hui, un très beau livre à Pierre-Alain Tâche, l'un de nos meilleurs écrivains.

    Constitué de deux parties — l'une écrite en 2009 et l'autre en 2015 —, Venise à main levée* nous entraîne dans le dédale des ruelles de la ville. À la fois promenade, où le poète se laisse guider par le hasard, et rêverie ou divagation. Attentive, l'oreille perçoit la musique des voix, le clapotis de la lagune, une femme qui chantonne dans la rue. Et l'œil est aux aguets, perdu dans la folie du carnaval ou visitant la Biennale d'art contemporain, la prison pour femmes de la Giudecca ou le cimetière San Michele.

    Le regard est curieux, et prompt à se laisser surprendre et à s'émouvoir. « Est-ce un visage que je cherche au tarot des façades ? » Il y a, dans cette errance bienheureuse, une quête du mystère — et de la femme. À Venise, elle porte tous les masques : artiste de rue, marchande de souvenirs, lavandière étendant du linge à sa fenêtre. Et le poète ne cesse de les arracher…

    La poésie de Tâche est faite d'instantanés d'une rare précision (d'une rare justesse), comme saisis au vol, à main levée. Dans une langue à la fois musicale et sensuelle, Tâche esquisse les visages inconnus, les paquebots à quai, les Carpaccio entrevus à la Scuola San Giorgio dei Schiavoni. Il rend justice à la Sérénissime — cette ville qui demeure un miracle.

    Venise à main levée est sans doute l'un des plus beaux livres, et l'un des plus personnels, de ce grand poète vaudois.

    * Pierre-Alain Tâche, Venise à main levée, Le Miel de l'Ours, 2016.