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adam - Page 2

  • Vallée de la Mort

    1013771711.2.jpgIci l'hiver ressemble au paradis. Il se décline en jaune. Brun délavé. Avec des couches d'un bleu cobalt intense. La lumière tombe à la verticale. Le vent souffle en bourrasques tièdes. La mer est oubliée. On roule dans le désert depuis deux heures. La Vallée de la Mort. Au début je croyais que c'est là que les Blancs enterraient leurs ancêtres. Chez nous on les enferme dans des grottes. Ou on les brûle. On conserve leur crâne dans le sel et le salpêtre. Mais Matt m'a expliqué que la Vallée n'est pas un cimetière. Il n'y a pas de nécropole ou de charnier.
    Juste quelques tombes disséminées le long des routes. Au bord des lacs gelés.
    « Ce sont des champs de sel, corrige Matt.
    — On dirait de la glace.
    — Non, Ad. C'est du sel. »
    La voiture roule à vive allure. Il n'y a personne sur la toute poudreuse. Matt a mis la sono à fond. Donald Fagan. New Frontier. De temps à autre, il actionne les essuie-glaces. Pas pour la pluie. Car il ne pleut jamais dans le désert. Mais pour balayer le tumbleweed. Une sorte de végétation sèche que le vent fait tourner. Et qui disperse ses graines aux quatre vents.
    « Comme la mauvaise herbe, dit Matt.
    — Tout est de la mauvaise herbe, je dis.
    — Ouais, dit Matt, étonné. On est tous de la mauvaise herbe.
    — C'est le secret du monde. »
    Midi.
    C'est la fournaise. Les portes de l'enfer.
    On roule au milieu des rochers sur une terre friable d'un brun décoloré. Pleine de rides. De craquelures.
    « On va où, papa ?
    — Nulle part, fiston. On roule.
    — Mais on va toujours quelque part, j'insiste.
    — On traverse la Vallée de la Mort. »
    Matt aime frimer. Il joue au dur. Mais il connaît le chemin par cœur. On traverse Pomona. Bloomington. Fontana. On prend la route 15 jusqu'à Victorville. La même route qu'il emprunte quand il va jouer à Vegas. Au craps. Au pocker. Il tombe sur des filles à la dégaine incroyable. Cheveux bouclés et teints en rose. Débardeur en jersey à bretelles spaghetti. Pour montrer qu'elles n'ont pas de soutien-gorge. Minijupe en cuir vert fluo. Talons strassés d'au moins vingt centimètres. Il les invite à boire un verre. D'autres filles rappliquent au bar. Cheveux peroxydés. Yeux maquillés comme des hiboux. Top moulant Calvin Klein. Ici tout le monde le connaît. Surtout les femmes. Pas besoin de présentations. C'est tout de suite de Oh ! Des Ah ! Des Cool !
    L'extase à portée de regard.
    Il rit. Toujours un peu embarrassé.
    « Le plus bizarre, Adam, c'est tous ces gens qui te connaissent. Et que toi tu ne connais pas.
    — Pourquoi ?
    — Ils savent tout de ta vie. Les petits drames et le bonheurs. Les angoisses. Les déceptions. Même les rêves…
    — Les rêves ?
    — Oui. Ils ont même pénétré dans tes rêves… Ils les habitent. Ils se les sont appropriés…
    — Comment ça ?
    — En lisant les journaux people…
    — C'est terrible !
    — Oui. D'autant que ces rêves, en général, ne sont pas les tiens. C'est de la pacotille…
    — Pourquoi ?
    — Une image fabriquée par les studios. »
    Matt allume une cigarette. Une chanson de Yes passe à la radio. Owner Of a Lonely Heart. Il augmente le volume. Il ferme les yeux. Il bat le rythme sur le volant de la voiture. Il aspire une longue bouffée de cigarette.
    « Le plus troublant, enchaîne Matt, c'est que tu n'es jamais toi-même…
    — Tu veux dire que les filles…
    — Ouais. Elles ne tombent pas amoureuses de toi. Mais d'un rôle. D'une image…
    — Ça ne t'empêche pas de les sauter !
    — Langage, Adam !
    — Je veux dire d'entretenir avec elles des relations rapprochées.
    — J'avais compris, fiston.
    — Qu'est-ce qui t'embête alors ?
    — Le problème, c'est qu'à la fin, tu ne t'y retrouves plus toi-même…
    — Comment ça ?
    — C'est le miroir aux alouettes. À force de jouer tous les rôles, on n'est plus rien. Plus personne. »
    Il fait des volutes de fumée. De sa voix haut perchée Dewey Bunnell chante A Horse With No Name. Guitare acoustique. Basse. Bongos. Le paradis sur terre.
    « C'est pour ça que tu viens dans le désert ?
    — Bien vu, Adam. »
    Il bâille. Des larmes noient ses yeux. Il prend une bouteille sous son siège. Il boit une rasade au goulot. Ce bon vieux Jack Daniels. Il récite quelque chose. Je ne comprends pas tout. La musique est trop forte. Ramiro Musotto et son Orchestra Sudaka. Avec Omar Sosa au piano. Delicado. On plane les deux au bord du vide.

    C'est ainsi que je veux te garder,
    loin au fond du miroir,
    comme toi-même tu t'y es mise,
    loin de tous.
    Pourquoi viens-tu autrement ?
    Pourquoi te renies-tu ?



    La musique s'est arrêtée. Matt boit une gorgée de bourbon.
    « Qu'est-ce que c'est ? je dis.
    Les Élégies de Duino. Un poème de Rilke. Il a trouvé les mots pour dire ce que je ressens. »
    Sa voix s'éteint. Il reste un moment sans parler. On est au cœur de la fournaise. Dehors il fait 50°. La clim tourne à plein régime. Pas un souffle de vent. Rien que le désert à perte de vue. La terre brune et durcie. Ridée comme une peau d'éléphant.
    « C'est l'hiver, dit Matt d'une voix mystérieuse. La Vallée de la Mort. »
    On roule encore un peu. Sheryl Crow chante Leaving Las Vegas. Matt arrête la voiture près d'une cabane abandonnée. Il sort. Il ouvre le coffre. Il prend la carabine enroulée dans un peau de chamois. Il me dit de venir avec lui. Le ciel est transparent. D'un bleu liquide. Comme les yeux de Matt. Je commence à avoir les jetons. Matt a mis sa casquette des Lakers. Il a des plaques rouges sur le visage. Il crie. Les doigts crispés sur la gâchette. Des trucs que je ne comprends pas. Il met la carabine en joue. Il la pointe sur moi. Mon cœur s'arrête. Non. J'ai envie de hurler. Ne me tue pas. Je ferai tout ce que tu veux. Je serai un bon fils. J'ai tellement peur que je mouille mon pantalon. Au dernier moment, Matt vise le ciel. Il tire. Il recharge son arme. Il vise les rochers. Nouvelle détonation. Avec l'écho les coups de feu font un boucan d'enfer. Matt vide son chargeur. J'ai les oreilles en marmelade.
    Mon père frissonne. Il est pâle comme un mort. Je cours vers la voiture. Matt me rejoint sans un mot. Visage bouffi. Regard perdu dans le vide. Il s'assied au volant. Il boit une rasade de bourbon. Il tourne la clé. Moteur au ralenti. Il allume la radio. On roule un bon moment sur la route grise. À un carrefour Matt tourne à gauche. On rejoint la 395 jusqu'à Ridgecrest. Janis Joplin chante I Got Dem Ol' Kozmic Blues Again Mama.

  • Les pères d'Adam

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    Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.

    « Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »

    Et Yôshi de surenchérir :

    « Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »

    Et Jack d’ajouter, zen :

    « Un père reste un père ».

    Et Yôshi, l’air sentencieux :

    « Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »

    Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :

    « Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »

    Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :

    « Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

    Et Jack citant Abla Farhoud :

    « Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »

  • Adam (2)

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    J’ai peu de souvenirs de mon enfance. On vit dans les boubous des femmes qui font à manger avec le peu que les hommes rapportent de la chasse. Et on a toujours faim. On invente des jeux idiots. Au printemps, on va se baigner dans la mer et on se laisse emporter par le courant tranquille. On nage avec les raies et les serpents d’eau. Les filles nous taquinent et nous les poursuivons.

    C’était avant la construction du grand barrage.

    L’enfance est un coupe-gorge. Sitôt qu’un enfant vient au monde, c’est la coutume, dans mon village, de le plonger dans un baquet fumant de sang de buffle. On appelle ça le baptême du sang. Tout le village est rassemblé autour du prêtre au crâne tondu, aux veines lézardées par la foudre, à la barbiche grise en pointe, au grand collier de cuir autour du cou. On danse et on chante à tue-tête. Les calebasses de dolo circulent de bouche en bouche. Si le bébé survit, il sera grand et vigoureux, mais il conservera toujours au fond de la bouche le goût de la bête égorgée.