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Lettres - Page 4

  • À quoi servent les journalistes ? (Jean-François Duval)

    images-1.jpeg« À quoi servent les journalistes ? » demandait, il y a quelques années, le philosophe Jacques Bouveresse à Jean-François Duval, journaliste et écrivain, grand spécialiste de la beat génération. La question est toujours d'actualité, surtout à l'époque des fake news et des lynchages médiatiques. Mais elle trouve une réponse, lumineuse, dans le dernier opus de Duval qui est un livre d'entretiens. 

    Le sujet ? L'avenir de l'Occident. On pourrait d'ailleurs élargir la perspective à toute l'humanité, car Duval voyage aux quatre coins du monde pour rencontrer des personnalités à la fois érudites, clairvoyantes et souvent drôles qui nous livrent leurs clés pour un avenir qu'on imagine de plus en plus incertain. images-2.jpegDemain, quel Occident ?* regroupe 18 entretiens avec des personnalités aussi diverses que Brigitte Bardot (sur les questions de l'écologie et de la protection des animaux), Cioran (l'échec fatal de toute entreprise humaine), mais aussi Fukuyama, le penseur de « la fin de l'histoire », Georges Steiner (sur la transcendance de la culture),le Dalaï Lama, Paul Ricœur, Michel Rocard et Isabelle Huppert. 

    Cet ordre n'est pas neutre, puisqu'il commence par une icône (BB) et s'achève par une actrice à la fois populaire et ordinaire (Huppert). Il suggère, selon Jean-François Duval, le sens d'une histoire qui se cherche toujours, mais qui, peut-être, est engagée dans une phase de déclin (par rapport aux grandes idéologies, aux grands penseurs des années 60-70). Chaque entretien, à sa manière, aborde et creuse cette idée. 

    Unknown-2.jpegIl y a, dans ce panorama riche et divers, de véritables joyaux. Il faut lire et relire, pour le simple plaisir, la rencontre avec Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010 pour La Carte et le Territoire : c'est une scène de cinéma, avec un Houellebecq mal peigné, mal lavé, qui plaque l'interviewer en pleine conversation pour aller prendre sa douche! Dans un autre registre, il vaut la peine aussi de lire l'entretien avec Tariq Ramadan, dont on a peut-être un peu vite oublié qu'il est aussi un écrivain et un penseur de l'avenir de notre société (à propos de la situation politique du Proche-Orient, il prône la création d'un seul État, sans préciser si cet État sera israélien ou palestinien!).

    Certains interlocuteurs se montrent plus brillants que d'autres. C'est le cas de Georges Steiner, grand érudit et grand humaniste, qui n'est jamais avare de formules bien trouvées. Unknown.jpegPour ma part, j'ai été très impressionné par l'entretien, ou plutôt les entretiens avec Jean Baudrillard (1929-2007) : non seulement brillants, mais extrêmement prémonitoires sur la société de spectacle et la dictature numérique (la dictature de l'individu). « Psychologiquement, comme il n'y a plus de relation d'altérité pour vous renvoyer en miroir l'image de ce que vous êtes, il faut la réinventer soi-même, accumuler toutes les preuves de sa propre existence. C'est-à-dire entretenir une gigantesque publicité autour de soi-même, se mettre en scène, se faire valoir. Soutenir à bout de bras cette chose devenue si fragile : soi-même. Dès que vous n'y travaillez plus, vous disparaissez. »

    images-3.jpegUn long entretien avec Paul Ricœur permet à la fois de mieux saisir les fondements de sa philosophie et d'éclairer, grâce au passé, l'avenir qui nous attend. Comme l'entretien avec le Dalaï Lama et la passionnante conversation avec le plus brillant des socialistes français, Michel Rocard.

    Rendons grâce à Jean-François Duval : il sait à la fois s'effacer (ou se montrer discret) devant ses interlocuteurs et les pousser dans leurs derniers retranchements. Il aborde une foule de sujets brûlants, profonds, intempestifs, que la presse, aujourd'hui, n'a plus le temps ou le désir d'aborder. Par son insatiable curiosité, sa générosité (écouter l'autre, comprendre sa parole et la restituer), Duval nous donne un livre à la fois épatant et nourrissant qui ouvre de nombreuses perspective sur notre avenir commun.

    « À quoi servent les journalistes ? » demandait le philosophe Jacques Bouveresse. Avec son livre, Jean-François Duval offre la plus belle et la plus stimulante des réponses.

    * Jean-François Duval, Deman, quel Occident ? Entretiens avec Brigitte Bardot, Michel Houellebecq, E. M. Cioran, Tariq Ramadan, Samuel Huttington, et autres. éditions SocialInfo, Lausanne, 2018.

  • Un roman mosaïque (Virgile Élias Gehrig)

    Unknown.jpegNe vous attendez pas, avec Virgile Élias Gehrig, à une promenade de tout repos. L'auteur aime les méandres, les chemins de traverse, les déambulations rêveuses. Après trois livres à l'Âge d'Homme (un roman, un recueil d'aphorismes et des poèmes), il nous donne aujourd'hui une somme impressionnante, Peut-être un visage*, tant par son ampleur vagabonde que par son style baroque.

    On commence à écrire — surtout en Suisse romande — dès que l'on sent sa vie s'effilocher, ses certitudes s'écrouler, son identité se perdre au fil des jours et des rencontres. C'est ce qui arrive au héros du roman de Gehrig, Thomas, qui souffre d'un mal étrangement helvétique : comme Nicolas Bouvier dans le Poisson Scorpion, il sent un beau matin son visage disparaître. Son épouse est enceinte de leur premier enfant, son père est à l'hôpital : pour conjurer (et cacher) cet effacement, Thomas va disparaître à son tour. Corps et biens. Lui, l'enraciné dans sa langue et son pays, va quitter sa belle Vallée natale : il abandonne tout pour partir et espérer, peut-être, renaître ailleurs.

    Unknown-1.jpegC'est le fil conducteur de ce livre qui se lit comme un roman initiatique dont les pierres, de taille et de couleur différente, forment une sorte de mosaïque à la fois fascinante et difficile à suivre, parfois (les digressions sont nombreuses, on aimerait en savoir plus sur l'effondrement de Thomas). Le roman mêle des extraits de correspondance (les lettres du père), des bulletins d'actualité, des aphorismes, etc. Il change souvent de point de vue, même si la langue reste toujours fluide et musicale.

    Comme Ulysse, errant d'île en île avant de retrouver Ithaque, Thomas sillonnera l'Europe (qui est le nom de sa première fille), fréquentera les cafés berlinois (où l'auteur a écrit une partie de son livre), il traversera la Croatie, l'Albanie et la Grèce, pour arriver, en fin de course, sur une autre île méditerranéenne : Chypre. C'est là que Thomas va rencontrer le Professeur Grigorios, ascète ou anachorète, puis s'initier au monde mystérieux des bibliothèques et reconstruire, peut-être un nouveau visage.

    Le visage est un manuscrit, à lire et à écrire : les caractères qui le composent restent toujours à déchiffrer. 

    Un beau roman, touffu, profond, original, qui porte une voix singulière.

    * Virgile Élias Gehrig, Peut-être un vissage, roman, l'Âge d'Homme, 2018.

  • Au centre du système Sollers

    images-1.jpegCopernic ou Freud ? Héliocentrisme ou toute-puissance de l'Inconscient ? Ces deux révolutions ont modifié fondamentalement notre vision du monde. Mais qu'est-ce que le monde ? Et surtout : où est le centre, s'il y en a un ? Nicolas Copernic (1473-1543) renverse l'ordre des choses : au centre, il y a le soleil, et la Terre tourne autour. images-2.jpegÀ son époque, personne n'y croit. C'est une folie ! Et pourtant il a raison. Pour Sigmund Freud (1856-1939), le psychanalyste viennois, au centre, il y a l'Inconscient, surveillé par le terrible Sur-Moi. C'est un continent perdu, que Freud compare aux Enfers, un cloaque, un cimetière remplis de morts-vivants.

    images.jpegDans son dernier roman, Centre*, Philippe Sollers plonge tout de suite au cœur du tourbillon, dans l'œil du cyclone. Mais le centre ne se laisse pas aussi facilement approcher. Il faut franchir les paliers successifs de l'humaine comédie. Avoir un guide, des mots, la lumière du désir.  Dante avait sa Béatrice ; le narrateur de Centre a sa Nora, 40 ans, psychanalyste, accoutumée aux plaintes et aux ruses de l'âme humaine. 

    Unknown.jpegTout le roman procède par cercles concentriques et par associations. On passe ainsi de la Bible à Shakespeare (l'énigme d'Othello, raciste, antisémite, islamophobe ?), de la révolution freudienne à Baudelaire, de Rome à Venise, puis à Naples, d'un fait divers à la Trinité chrétienne, etc. Comme toujours avec Sollers, le ton est allègre, la navigation agréable. Le narrateur, qui est un « voyageur du temps », se laisse porter par les images et les mots. Les mots surtout, qui sont le centre névralgique du livre. « Le centre vient de partout, tourne autour de lui-même. » Seuls les poètes, peut-être, nous y donnent accès. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si Rimbaud, Baudelaire et un certain isidore Ducasse, dit aussi Comte de Lautréamont, traversent ces pages lumineuses et aériennes.

    « Là où c'était, je dois advenir », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan dans une de ces formules dont il avait le secret. « Le cercle s'élargit, le centre s'approfondit, avec, comme conséquence, une commotion intense des dates. » Si la réalité est une passion triste, « le désir est un réel joyeux ».

    Comme la terre tourne autour du soleil, et le conscient autour du gouffre inconscient, le roman de Sollers se rapproche de ce point de fusion, en nous et en dehors de nous, où, par la grâce des mots, la poésie, la fulgurante des images, se déploie devant nos yeux un monde nouveau.

    * Philippe Sollers, Centre, roman, Gallimard, 2018.