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Lettres - Page 2

  • Embarquement immédiat ! (Philippe Sollers)

    images.jpegSon roman précédent, Centre*, procédait par cercles concentriques, en recherchant sans cesse son point d'appui, son point de fuite ou de rupture, pour toucher l'essentiel : le cœur absolu des choses. On y croisait des visages familiers : Copernic, Freud, mais aussi Dante et Shakespeare (déjà!) et l'inoubliable Comte de Lautréamont, auteur mystérieux des Chants de Maldoror.

    Tout commence, ici, dans Le Nouveau**, par le vol un peu fou d'une mouette, une mouette rieuse, qui fait mine d'attaquer le narrateur qui rêve sur une plage de l'Atlantique. Aucune agressivité, juste un signal. Sollers, qui s'y connaît en écritures, y voit tout de suite un message, sans doute venu de la nuit des temps : une mouette, la plage, une barque échouée au fond du jardin, qui servait à rejoindre le bateau que Louis, l'arrière-grand-père, avait baptisé La Nouveau.

    Il n'en faut pas davantage pour embarquer avec lui dans ce roman qu'on pourrait dire familial, car les personnages sont tous issus de la famille Sollers.

    Unknown.pngIl y a Henri, le navigateur, et sa femme Edna, l'Irlandaise. Il y a aussi Louis, l'escrimeur, et Lena, la magicienne. C'est le point de départ — le carré magique — du nouveau roman de Philippe Sollers : une interrogation sur le passage, la transmission, la fuite du temps qui s'ingénie à tourner sur lui-même, à revenir en arrière, mais demeure aspiré sans cesse par le nouveau. Pour Henri, ce sont les voyages au long cours, la navigation autour du monde, mais aussi la rencontre avec l'étrangère, Edna, qui deviendra sa femme. Pour Louis, c'est la passion du jeu et de l'escrime, de la lecture et du silence.

    Est-ce pour cela, et à cause d'eux, que le narrateur ressent depuis toujours le besoin d'embarquer pour de nouveaux rivages, de déchiffrer de nouveaux signes, d'aimer l'escrime et les bateaux ? « Sur la scène invisible du Nouveau, tout s'éclaire, tout s'explique. La mort elle-même devient amoureuse de la parole qu'elle porte. »

    Comme toujours, on navigue en joyeuse compagnie. Ici, Shakespeare nous accompagne dans les tempêtes comme dans les calmes plats. Sollers revisite son théâtre et sa vie, à commencer par sa mère, Mary, qui eut neuf enfants, et par son père, aux abonnés absents, à une époque où « le Nom du Père était roi, on priait constamment pour lui, on rêvait de le tuer, il devenait fou sur la scène. » William le sent, le sait, il va le dire dans son théâtre. 

    Des Sonnets érotiques à La Nuit des Rois, en passant par Hamlet et Othello, William n'aura de cesse de brasser le désir, de le tordre, de le défigurer. « Je suis mon désir, je veux mon désir, le désir me veut, tous les désirs me veulent. J'ai la volonté de mon désir, vous serez forcés de m'aimer puisque mon nom est désir (WILL I AM). Dans la corruption générale et même si je pourris, anonyme, dans une tombe. »

    philippe sollers,roman,le nouveau,négation,dieu,escrime,gallimardDans un va-et-vient constant entre le réel et l'imaginaire, les épisodes biographiques et les éclairages littéraires, Sollers traque à sa manière le « dieu nouveau ». Celui que chaque époque se donne, le dieu jaloux qui demande un sacrifice absolu. « Le dieu nouveau ne dit jamais « nous », ne s'adresse à aucune communauté particulière, ne parle pas de sauver le monde ou l'humanité. Comme c'est un dieu extrême, il choisit uniquement des singularités. Celles-ci sont aussi différentes que possible, si elles se rencontraient, elles n'auraient rien à se dire. L'extrême de X n'est pas celui de Y, et encore moins celui de G ou de Z. »

    On croise encore, un peu plus loin, dans cette navigation aventureuse, André Breton et sa bande de surréalistes (l'adjectif le plus galvaudé de notre époque), « C'est à croire qu'une coalition est toujours prête à se former pour qu'il ne se passe rien. » Rien ne se passe ; pourtant, quelque chose arrive. Que tout le monde attend depuis toujours (l'attente est une des conditions de son apparition), dans le silence ou la tempête qui fait rage, sur une plage de l'Atlantique, sous le rire des mouettes : cela s'appelle le Nouveau

    * Philippe Sollers, Centre, roman, Gallimard, 2018.

    ** Philippe Sollers, Le Nouveau, roman, Gallimard, 2019.

    À ne pas manquer : Josyane Savigneau publie ce mois-ci un livre d'entretiens avec Philippe Sollers, Une conversation infinie, Bayard, 2019.

  • Fantaisie poétique (Arthur Billerey)

    ArthurBillery.jpgÀ l'aube des mouches* : sous ce titre énigmatique, Arthur Billerey (né en 1991) nous propose un livre de poésie inscrit à la fois dans une tradition classique (plusieurs poèmes sont inspirés d'Aragon, de Guillaume Apollinaire et de Jean-Pierre Schlunegger) et dans une veine tout à fait personnelle. Cela donne un recueil un peu disparate, mais riche en promesses et en découvertes…

    Arthur Billerey, qui travaille aux éditions de l'Aire avec Michel Moret, dirige la collection Métaphores. qui a publié Vahé Godel et Pierre-Alain Tâche. Il baigne depuis toujours dans la poésie. Une poésie baroque et imaginative qui semble aux antipodes, heureusement, d'une certaine poésie minimaliste romande qui se complait dans la contemplation du rien ou la recherche désespérée de « la rose bleue » (Dürrenmatt). Jugez plutôt :

    ton sang des rues/ tessons de bouteilles perdues/ sous la chanson d'une fontaine /qui coule de source et qui me cloue/ auprès de laquelle j'ai une soif de loup/ c'est fou comme les villes martèlent/ ah moutons tondus des migraines

    Jouant avec les mots (penser/poncer/pincer/passer…), l'auteur laisse courir sa fantaisie, qui semble inépuisable. Unknown-1.jpegQuelquefois, par facilité, cela tombe un peu à plat. Le plus souvent, cette fantaisie nous entraîne sur des sentiers sauvages et passionnants. Il y a là une richesse et une vivacité qui nous ramènent aux sources de la poésie : le rythme, la musique, la chair des mots, dans une liberté absolue.

     la vie est comme je la fais/ levant les yeux pas à pas/ je cherche je chercherai/ même face au vent froid/ et déchaussé de chaleur/ à marcher à marcher/ à tout perdre de vue/ montagne unité perdue

    On marche, on respire, on longe des mers et des abîmes, on tombe, on se relève (« la chute est toujours devant soi ») : il y a une expérience de vie — riche et singulière — dans ce livre qui parle davantage de l'aube que des mouches ! Un livre dense et léger, qui accueille le monde et lui rend grâce, comme les romans de Corinne Desarzens (qui signe la préface), avec étonnement et générosité.

    * Arthur Billerey, À l'aube des mouches, éditions de l'Aire, 2019. 

  • Sur les traces de la femme invisible (Nathalie Piegay)

    Unknown-2.jpegDans La femme invisible*, Nathalie Piegay, professeur de littérature française à UNIGE, réussit un pari impossible : rendre vivante et visible une femme restée dans l'ombre de son amant (Louis Andrieux, homme politique français, ami de Georges Clémenceau) et de son fils unique, Louis Aragon. On connaît l'imbroglio familial : le poète est élevé par sa mère Marguerite (qu'on fait passer pour sa grande sœur) et sa grand-mère (qu'on fait passer pour sa mère). Vous suivez ?

    À vingt ans, Aragon découvrira la vérité. Il restera attaché à sa mère toute sa vie et vouera une inimité tenace à ce père célèbre et brillant qui les a entretenus, mais aussi soigneusement tenus à distance de sa vie officielle. Nathalie Piegay dénoue parfaitement cet imbroglio —, qui a tout de même produit l'un des plus grands écrivains français du XXème siècle !

    Unknown-1.jpegLa vie de Louis Andrieux, le père donc, est connue et largement étudiée (voir ici). Mais on savait peu de choses sur Marguerite qui a élevé et aimé cet enfant naturel. Nathalie Piegay mène l'enquête. Elle se rend sur les lieux où Marguerite a vécu. Elle découvre que cette femme, jusqu'ici invisible, a exercé plusieurs métiers et qu'elle a écrit des romans, vendus comme suppléments à certains magazines féminins. Une abondance de romans, même.

    Quelle influence cette mère écrivaine (et traductrice) a-t-elle eue sur son fils ? Impossible à dire, bien sûr.

    Mais le feu de l'écriture passe par là…

    Au fil des pages, le mystère Marguerite se dévoile. Mais la part d'ombre reste intense, car les documents, textes, traces de cette vie discrète font défaut. Nathalie Piegay se livre elle-même beaucoup dans le portrait de cette femme « invisible », avec une ferveur teintée de féminisme. Ce qui rend le livre (est-ce un roman ? un récit ? un essai ?) à la fois attachant et passionnant à lire.

    La Femme invisible fait partie du dernier trio de prétendants au Prix Renaudot essai. Je lui souhaite bonne chance !

    * Nathalie Piegay, La Femme invisible, éditions du Rocher, 2018.