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Hommage - Page 3

  • Un testament poignant (François Conod)

    Unknown.jpegOn avait perdu la trace de François Conod, brillant auteur de trois romans et d'un recueil de nouvelles (dont Janus aux quatre fronts*, Prix des Auditeurs de la RTS 1992) et excellent traducteur de l'auteur alémanique Walter Vogt (six livres parus chez Bernard Campiche). Bien sûr, il y eut, en 2016, ce Petit Maltraité d'Histoire des religions (Slatkine), illustré par Mix et Remix. Mais Conod s'était fait oublier de la vie littéraire…

    Il ressuscite aujourd'hui, grâce à son ami Bernard Campiche, qui publie un livre à la fois coup de poing et testament, Étoile de papier**. Ce récit bref et poignant raconte les quelques mois que l'auteur a passés dans un asile psychogériatrique de Lausanne. Interné contre sa volonté (pour des raisons aussi floues que nombreuses : alcoolisme, dépression, obsession du suicide), Conod va tenir une sorte de journal de bord de cette expérience douloureuse. Il raconte le quotidien de l'institution, les repas, les promenades, l'infantilisation des patients, la poigne de fer ou la gentillesse des infirmières, les visites de plus en plus rares, sur un ton à la fois grave et amusé. Il brosse le portrait de ses camarades de chambre, d'un réfugié africain qui ne parle à personne et qui sera bientôt renvoyé en Somalie, des horaires militaires de l'institution. Unknown-1.jpegConod adresse également une critique acerbe aux milieux médicaux (psychiatres, géropsychiatres, etc.) qui ne prennent jamais le temps d'écouter leurs patients ou édictent des règlements absurdes. Cette charge sonne d'autant plus douloureusement que Conod, interné contre son gré, n'a qu'un désir : rentrer au plus vite chez lui. Pour cela, il lui faudra ruser, mentir, rentrer dans le jeu des soignants. 

    Ce cri de colère aux allures de testament laisse dans la bouche un goût de cendres : François Conod est décédé le 18 décembre 2017 à Lausanne, sans que l'on sache pourquoi, ni comment, à l'âge de 72 ans.

    * François Conod, Janus aux quatre fronts, roman, Bernard Campiche, 1991)

    ** François Conod, Étoile de papier, Bernard Campiche, 2018.

  • La pensée est un crime (Roland Jaccard)

    Unknown-1.jpegRoland Jaccard aime les paradoxes. C'est normal : il en est un. Ce Lausannois exilé à Paris (ici à la piscine Deligny, avec Gabriel Matzneff) cultive l'esprit viennois fin de siècle, le nihilisme, la lucidité et le désenchantement. Ses maîtres à penser sont des tueurs : ils se nomment Cioran, Schopenhauer, Spinoza, Freud, Schnitzler, Karl Kraus. Chacun, à sa manière, arrache les masques du réel pour nous rendre à notre humble condition de mortel. Ces tueurs, souvent, ont payé le prix fort pour avoir soutenu une vérité qui dérange : le suicide, la solitude, la pauvreté, etc. 

    Unknown.jpegDans son dernier livre, Penseurs et tueurs*, un bijou, Jaccard rend hommage à ces figures de la liberté souveraine sans qui — c'est une évidence — nous ne serions pas ce que nous sommes. Ces docteurs en désespoir (Cioran, Schopenhauer) nous ont ouvert des horizons insoupçonnés en renversant les idoles éternelles (Freud l'iconoclaste) ou en jetant une lumière crue sur nos désirs et nos résolutions égotistes.

    Le paradoxe, c'est que cet hommage aux penseurs de la mort n'a rien de triste, ni de morbide. Au contraire, il se dégage de ces chapitres courts et intenses une véritable jubilation à retrouver, en chair et en os, sous la plume de Jaccard, ces maîtres du désenchantement. On y retrouve avec un infini plaisir le grand Cioran, dans sa mansarde de la rue de l'Odéon, esprit brillant et solitaire. Mais aussi Marcel Proust, ce tueur du roman français qui payait les critiques du Figaro pour écrire sur ses livres (quand il n'écrivait pas lui-même les critiques en question!). 

    images.jpegLes plus belles pages, à mon sens, retracent une rencontre, une vraie rencontre, avec Michel Foucauld, par exemple, ou Serge Doubrovsky.
    Le premier a éclairé l'histoire de la folie et de la prison en Occident, avant de s'attaquer à Freud et à Lacan dans son Histoire de la sexualité. Il a les mêmes intérêts que Jaccard. Rue Vaugirard, deux grands esprits se rencontrent. Et cette rencontre est mémorable.

    « La plus belle chose qu'on puisse offrir aux autres, disait Foucauld, c'est sa mémoire. »

    Bernard Pivot, dans un Apostrophes resté célèbre, accusa Serge Doubrovsky d'avoir tué sa femme pour écrire son extraordinaire Livre brisé. Vérité ou mensonge ? Unknown-3.jpegOn a encore en mémoire les bredouillements de Doubrovsky, pris en flagrant délit. Jaccard lui rend hommage, mais le classe certainement dans la catégorie des « penseurs-tueurs ». Là encore de très belles pages…

    Comme ces rencontres imaginaires avec Fernando Pessoa ou Oscar Wilde. Au fond, l'écriture permet un dialogue silencieux avec toutes les ombres qui nous entourent. Et ces ombres, avec le temps, deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus bavardes…

    Jaccard n'évite pas l'actualité, pleine de tueurs à la petite ou à la grande semaine. L'affaire Weinstein (un règlement de comptes œdipien, selon RJ), le triomphe des nymphettes, le cinéma hollywoodien, grand pourvoyeur de rêves et de crimes, etc. On retrouve, en fin de parcours, la frange inoubliable de Louise Brooks qui demande à l'auteur de lui fournir un pistolet pour mettre fin à ses jours malheureux. Mais Jaccard, en bon disciple d'Amiel, se défilera.

    * Roland Jaccard, Penseurs et tueurs, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2018.

  • So long, Nicolas !

    Unknown.jpegIl y a vingt ans, exactement, disparaissait le grand voyageur et écrivain Nicolas Bouvier. Voici l'hommage que je lui ai rendu dans La Tribune de Genève.

    Trop d'images et trop d'émotion, de souvenirs aussi, glanés au fil de ces rencontres qui furent autant de fêtes! 

    Que ce soit dans son atelier, perché au sommet d'une tour et encombré de livres et de photographies, sur les terrasses des bistrots de Carouge qu'il fréquentait assidûment, ou au collège de Saussure, il y a six mois encore, quand il vint rencontrer des élèves qui avaient adoré ses livres, et qui furent ébahis par sa liberté et son humour, son expérience de loup-de-terre, ses récits homériques, son charisme. 

    Il y avait chez Bouvier une vraie passion de l'autre, de l'étranger, de l'inconnu, de l'inouï, du merveilleux qui prend souvent les apparences de la plus grande banalité. Car cet homme qui adorait parler (il avait des rapports étranges avec sa langue, à la fois de douleur et d'extrême sensualité), cet homme était toujours en quête d'un secret à déchiffrer sous l'écorce des choses ou le cœur nu de ses semblables. 

    Unknown-1.jpegComme Cingria ou Cendrars, Nicolas Bouvier (ici avec le peintre Thierry Vernet) fut de ces écrivains qui ne tiennent pas en place, que ce pays étouffe et qui ne rêvent que d'évasion : toujours ailleurs, le nez dans les étoiles, le regard aspiré par l'Orient — lieu mythique de l'Origine, mais carrefour, aussi, de toutes les déroutes. 

    Pourtant, à la différence de ses maîtres, Bouvier partait pour mieux revenir, et c'est ici, à chaque fois, dans la maison familiale de Cologny, parmi les siens, qu'il reprenait ses notes et ses carnets de route, inlassablement, avec obstination, pour en extraire, par la magie de l'écriture, un tout autre voyage que le périple effectué sur le terrain : un voyage second qui réinventait le premier, l'éclairait d'une autre lumière, souvent violente, et lui faisait rendre gorge. 

    Il a écrit des livres inestimables, qui sont sans doute ce que ce petit coin de terre a produit de plus beau, tout à la fois récits initiatiques et élégies, histoires d'épouvante et traités de sagesse, journal de bord et conte de fées. Mais ces livres, malgré l'extraordinaire don poétique de Bouvier, ne se sont pas écrits tout seuls. La plupart ont nécessité des années de labeur (plus de seize ans pour le Poisson-scorpion). Car à chaque fois, il s'agissait pour lui d'un exorcisme : par la magie blanche des mots, le travail incessant de la main qui voyage sur la feuille de papier (son écriture était « sismographique »), à la manière des vieux maîtres japonais, il essayait de conjurer la magie noire de l'existence. 

    Cette (double) magie, on la retrouve bien sûr dans Le poisson-scorpion (1980) Unknown-2.jpegqui est peut-être le plus beau de ses livres, le plus désespéré, mais également le plus vivant, « bourré comme un pétard d'humour, de sagesse et d'espoir. » Mais on la trouve déjà dans L'Usage du monde (1963), ce récit d'un périple jusqu'aux Indes avec son presque frère, le peintre Thierry Vernet, devenu « livre-culte » pour toute une génération d'aventuriers, ou encore dans le magnifique et âpre Journal d'Aran (1990), qui marque la fascination de Bouvier pour les îles au climat rude ou désolé (Ceylan, Japon, Irlande). 

    « Il y a plus lent que Nicolas Bouvier et les frères Polo, écrivait Gilles Lapouge dans La Quinzaine littéraire. Il y a les as de la critique française qui ont réfléchi trente années avant de découvrir que ce Suisse en balade est l'un des grands écrivains de ce temps. » 

    Pour ce génial voyageur de la langue, la reconnaissance est arrivée bien tard. Paris a été longtemps sourd aux charmes de cette écriture qui sait mêler si bien le savoir des pays et des hommes aux saveurs singulières de l'expérience des sens. Mais qu'importe ! Dans ce silence injuste, Bouvier a rejoint Cingria, son vieux complice, et même Ramuz, que la France ignora trop longtemps. On peut se trouver en moins bonne compagnie.

    C'est avant-hier, à la veille de son anniversaire (il aurait eu 69 ans le 6 mars), que Nicolas Bouvier est reparti, pour un autre voyage encore, le nez dans les étoiles, comme toujours, et le regard rivé au-dessus du Salève, vers cet Orient qui l'aura tant fasciné. 

    Il est parti « dans la sérénité », comme l'a confié son épouse Éliane, après une maladie contre laquelle il se battait depuis longtemps, avec ses armes inimitables (la ténacité, la distance ironique), et qui finalement a eu le dernier mot. 

    Mais nul doute que là-bas, de l'autre côté du monde, il continuera à écrire. 

    So long, Nicolas, and take care !

    Jean-Michel Olivier

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