Il y a vingt ans, exactement, disparaissait le grand voyageur et écrivain Nicolas Bouvier. Voici l'hommage que je lui ai rendu dans La Tribune de Genève.
Trop d'images et trop d'émotion, de souvenirs aussi, glanés au fil de ces rencontres qui furent autant de fêtes!
Que ce soit dans son atelier, perché au sommet d'une tour et encombré de livres et de photographies, sur les terrasses des bistrots de Carouge qu'il fréquentait assidûment, ou au collège de Saussure, il y a six mois encore, quand il vint rencontrer des élèves qui avaient adoré ses livres, et qui furent ébahis par sa liberté et son humour, son expérience de loup-de-terre, ses récits homériques, son charisme.
Il y avait chez Bouvier une vraie passion de l'autre, de l'étranger, de l'inconnu, de l'inouï, du merveilleux qui prend souvent les apparences de la plus grande banalité. Car cet homme qui adorait parler (il avait des rapports étranges avec sa langue, à la fois de douleur et d'extrême sensualité), cet homme était toujours en quête d'un secret à déchiffrer sous l'écorce des choses ou le cœur nu de ses semblables.
Comme Cingria ou Cendrars, Nicolas Bouvier (ici avec le peintre Thierry Vernet) fut de ces écrivains qui ne tiennent pas en place, que ce pays étouffe et qui ne rêvent que d'évasion : toujours ailleurs, le nez dans les étoiles, le regard aspiré par l'Orient — lieu mythique de l'Origine, mais carrefour, aussi, de toutes les déroutes.
Pourtant, à la différence de ses maîtres, Bouvier partait pour mieux revenir, et c'est ici, à chaque fois, dans la maison familiale de Cologny, parmi les siens, qu'il reprenait ses notes et ses carnets de route, inlassablement, avec obstination, pour en extraire, par la magie de l'écriture, un tout autre voyage que le périple effectué sur le terrain : un voyage second qui réinventait le premier, l'éclairait d'une autre lumière, souvent violente, et lui faisait rendre gorge.
Il a écrit des livres inestimables, qui sont sans doute ce que ce petit coin de terre a produit de plus beau, tout à la fois récits initiatiques et élégies, histoires d'épouvante et traités de sagesse, journal de bord et conte de fées. Mais ces livres, malgré l'extraordinaire don poétique de Bouvier, ne se sont pas écrits tout seuls. La plupart ont nécessité des années de labeur (plus de seize ans pour le Poisson-scorpion). Car à chaque fois, il s'agissait pour lui d'un exorcisme : par la magie blanche des mots, le travail incessant de la main qui voyage sur la feuille de papier (son écriture était « sismographique »), à la manière des vieux maîtres japonais, il essayait de conjurer la magie noire de l'existence.
Cette (double) magie, on la retrouve bien sûr dans Le poisson-scorpion (1980) qui est peut-être le plus beau de ses livres, le plus désespéré, mais également le plus vivant, « bourré comme un pétard d'humour, de sagesse et d'espoir. » Mais on la trouve déjà dans L'Usage du monde (1963), ce récit d'un périple jusqu'aux Indes avec son presque frère, le peintre Thierry Vernet, devenu « livre-culte » pour toute une génération d'aventuriers, ou encore dans le magnifique et âpre Journal d'Aran (1990), qui marque la fascination de Bouvier pour les îles au climat rude ou désolé (Ceylan, Japon, Irlande).
« Il y a plus lent que Nicolas Bouvier et les frères Polo, écrivait Gilles Lapouge dans La Quinzaine littéraire. Il y a les as de la critique française qui ont réfléchi trente années avant de découvrir que ce Suisse en balade est l'un des grands écrivains de ce temps. »
Pour ce génial voyageur de la langue, la reconnaissance est arrivée bien tard. Paris a été longtemps sourd aux charmes de cette écriture qui sait mêler si bien le savoir des pays et des hommes aux saveurs singulières de l'expérience des sens. Mais qu'importe ! Dans ce silence injuste, Bouvier a rejoint Cingria, son vieux complice, et même Ramuz, que la France ignora trop longtemps. On peut se trouver en moins bonne compagnie.
C'est avant-hier, à la veille de son anniversaire (il aurait eu 69 ans le 6 mars), que Nicolas Bouvier est reparti, pour un autre voyage encore, le nez dans les étoiles, comme toujours, et le regard rivé au-dessus du Salève, vers cet Orient qui l'aura tant fasciné.
Il est parti « dans la sérénité », comme l'a confié son épouse Éliane, après une maladie contre laquelle il se battait depuis longtemps, avec ses armes inimitables (la ténacité, la distance ironique), et qui finalement a eu le dernier mot.
Mais nul doute que là-bas, de l'autre côté du monde, il continuera à écrire.
So long, Nicolas, and take care !
Jean-Michel Olivier