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all that jazz - Page 86

  • Tanner fait son cinéma


     charles mort ou vif
    Nous n’allons pas, comme tant d'autres, nous lancer dans la polémique éternelle qui consiste à savoir s’il existe, aujourd’hui, en 2008, un cinéma suisse, et si ce dernier est, ou non, l’égal du cinéma suisse des années 70-80. Mais, pour ceux qui auraient la mémoire courte, il faut recommander la lecture des Ciné-mélanges* d’Alain Tanner.
    Ce n’est pas faire injure au cinéaste genevois (né en 1929) que de rappeler ses plus grands films : de Charles mort ou vif (1969), avec l’inoubliable François Simon, à Paul s’en va (2003), en passant par La Salamandre (1971), Le Milieu du monde (1974) ou encore le plus connu des films de Tanner : Jonas qui aura 20 ans en l’an 2000 (1976). En relisant le livre de Tanner qui, sous la forme d’un abécédaire, nous livre la somme de ses réflexions sur le 7e art, on ne peut qu’être admiratif devant l’obstination, le talent, la liberté farouche de cet homme qui a toujours pu tourner (qui s’est toujours donné les moyens de tourner) les films dont il avait envie. On sait que l’univers du cinéma est particulièrement impitoyable. Les plus grands talents s’y cassent les dents et s’y détruisent. Regardez Orson Welles ! À force d’intelligence et de ténacité, Tanner, lui, a tenu le coup. Et plutôt bien. Il suffit de regarder sa filmographie pour voir qu’il a enchaîné, presque sans interruption, les tournages tout au long de sa carrière, qui est longue et riche.
    Mais qu’est-ce que le cinéma selon Tanner ?
    « Je ne peux filmer que l’ «aujourd’hui », le « maintenant». Je ne peux filmer que ce que je peux voir et qui appartient au réel, au quotidien, au contemporain, au moment. Je ne peux trouver l’inspiration, l’idée d’un personnage ou d’un récit que dans ce qui m’entoure, dans ce qui participe de l’histoire que je vis. »  Proche en cela d’un Viala, Tanner a besoin du réel pour faire travailler son imagination. Il ne faut pas faire « comme si, mais comme ça ». Dans la vie, on fait souvent comme si : « on triche, on ment, c’est normal. Mais en art, on ne peut pas tricher. » Chaque film de Tanner illustre, à sa façon, cette insatiable quête de vérité. Un parcours exemplaire.
    Alain Tanner, Ciné-mélanges, Le Seuil, 2007. 

  • Ce soir, on rase gratis!

    On sait combien les œuvres des artistes européens (chanteurs, cinéastes, écrivains) ont de la peine à traverser l'Atlantique. L'inverse est vrai aussi, parfois. Ainsi le nom de Stephen Sondheim est-il presque inconnu en Europe. C'est à lui que l'on doit, pourtant, les paroles de West Side Story (musique de Leonard Bernstein) et de nombreuses comédies musicales, dont Follies, Into the Woods, etc. Cette lacune, heureusement, est en passe d'être réparée.
    C'est à Genève, au Théâtre du Loup, que Sondheim fait une entrée fracassante avec la création, en français, de Sweeney Todd, le barbier dément de Fleet Street. 
    À mi-chemin de l'opéra et de la comédie musicale, du tableau de mœurs et du thriller, Sweeney Todd raconte les mésaventures d'un barbier anglais devenu serial killer. L'argument est simple ; il pourrait vite être simpliste ou répétitif (quoi de plus ennuyeux qu'un serial killer?). Mais la musique est inclassable. Le texte admirablement adapté par Alain Perroux, qui signe également la mise en scène du spectacle. Et les voix, surtout, sont magnifiques. Avec une scénographie réduite au minimum, peu d'effets spectaculaires, le spectacle est pourtant endiablé d'un bout à l'autre. Cela tient au livret, bien construit, à la musique toujours surprenante et au jeu des comédiens-chanteurs, tous parfaits dans leur rôle.
    Difficile (et injuste) d'isoler quelques interprètes. Mais disons tout de même que le couple formé par Laure Verbrègue et Philippe Cantor (Mrs Lovett et Sweeny Todd) est magnifique de force et de justesse. Julie Martin du Theil est une Johanna à la fois fragile et déterminée. Quant à Stephan McLeod, il donne au juge Turpin une sévérité teintée d'humour qui le rend tout à fait inquiétant.
    Les fans de Johnny Depp seront surpris(es) de retrouver leur idole incarnant le barbier dément de Fleet Street dans le film que Tim Burton a tiré de Sweeney Todd, et qui sort prochainement.
    En attendant, il faut courir au Théâtre du Loup pour admirer les voix, le texte et la musique de Sondheim, et assister au rituel macabre du barbier de Fleet Street, qui chaque soir rase gratis.
    Jusqu'au 27 janvier 2008 à 20h au Théâtre du Loup,
    chemin de la Gravière, Acacias. 

  • Oscar aux mains d'argent (4)

    « You’re wellcome, Debby ! Take a seat and listen to your waltz… »
    Je suis dans l’antre de Bouddha, près de Yorkville, dans le sous-sol de son immense maison qu’il a transformé en studio. Deux pianos de concert, tête-bêche. Plus loin, un orgue Hammond, un piano électrique et un synthétiseur, une console d’enregistrement et un capharnaüm de moniteurs, d’égaliseurs, de tables de montage et de boîtes à rythmes du dernier cri. Sans oublier, bien sûr, dispersés dans la pièce, des dizaines d’appareils de photo, le ventre ouvert ou suspendus par une lanière de cuir à un clou dans le mur — l’autre passion du Maître.
    O.P. trône au piano. C’est son royaume, son autel. Il n’existe vraiment, me confiera-t-il à plusieurs reprises, que devant son miroir d’ébène, les doigts posés sur les touches du clavier, l’œil mi-clos et l’oreille en alerte. Comme l’autre jour, je pense au camaïeu mobile, toujours en train de se construire, qu’il tisse avec ses doigts. C’est le maître des couleurs. Il creuse, il organise, il zoome, il balaie le champ du visible et de l’audible avec son objectif toujours avide. Il travaille la lumière comme un photographe.
    En écoutant O. P., je repensai à cette soirée où, apercevant Bill Evans dans le club de jazz où il se produisait, O. P. se dépêcha de terminer le morceau qu’il était en train de jouer pour se lancer, à corps perdu et en l’honneur de Bill, dans un Waltz for Debby si admirable que Bill Evans déclara plus tard : « Après l’avoir entendu sous les doigts d’O.P., je ne pense pas que je rejouerai ce morceau un jour. » Depuis, la mort de Bill, en 1980, O.P. joue toujours Waltz for Debby dans ses concerts.
    L’intro, déjà, est remarquable : accords perlés de la main droite, basses solides et joyeuses, ironie viennoise à trois temps. Ensuite, le rythme ternaire et régulier est lentement déconstruit. La cadence s’accélère. La structure s’ouvre sur l’horizon. Puis, sans crier gare, on passe dans une autre dimension du temps. Le balancement de la valse est remplacé par la course haletante du 4/4. Et la main droite, légère, bondissante, s’envole sur le clavier…
    « Debby, installez-vous à l’autre piano… »
    Cette fois, je ne peux reculer. Je m’assieds à l’autre piano, un Yamaha au son feutré, et nous valsons de pair, comme si nous dansions l’un avec l’autre.
    « À vous de jouer… »
     
    extrait de La Vie Mécène, L'Âge d'Homme, 2007.