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Oscar aux mains d'argent (4)

« You’re wellcome, Debby ! Take a seat and listen to your waltz… »
Je suis dans l’antre de Bouddha, près de Yorkville, dans le sous-sol de son immense maison qu’il a transformé en studio. Deux pianos de concert, tête-bêche. Plus loin, un orgue Hammond, un piano électrique et un synthétiseur, une console d’enregistrement et un capharnaüm de moniteurs, d’égaliseurs, de tables de montage et de boîtes à rythmes du dernier cri. Sans oublier, bien sûr, dispersés dans la pièce, des dizaines d’appareils de photo, le ventre ouvert ou suspendus par une lanière de cuir à un clou dans le mur — l’autre passion du Maître.
O.P. trône au piano. C’est son royaume, son autel. Il n’existe vraiment, me confiera-t-il à plusieurs reprises, que devant son miroir d’ébène, les doigts posés sur les touches du clavier, l’œil mi-clos et l’oreille en alerte. Comme l’autre jour, je pense au camaïeu mobile, toujours en train de se construire, qu’il tisse avec ses doigts. C’est le maître des couleurs. Il creuse, il organise, il zoome, il balaie le champ du visible et de l’audible avec son objectif toujours avide. Il travaille la lumière comme un photographe.
En écoutant O. P., je repensai à cette soirée où, apercevant Bill Evans dans le club de jazz où il se produisait, O. P. se dépêcha de terminer le morceau qu’il était en train de jouer pour se lancer, à corps perdu et en l’honneur de Bill, dans un Waltz for Debby si admirable que Bill Evans déclara plus tard : « Après l’avoir entendu sous les doigts d’O.P., je ne pense pas que je rejouerai ce morceau un jour. » Depuis, la mort de Bill, en 1980, O.P. joue toujours Waltz for Debby dans ses concerts.
L’intro, déjà, est remarquable : accords perlés de la main droite, basses solides et joyeuses, ironie viennoise à trois temps. Ensuite, le rythme ternaire et régulier est lentement déconstruit. La cadence s’accélère. La structure s’ouvre sur l’horizon. Puis, sans crier gare, on passe dans une autre dimension du temps. Le balancement de la valse est remplacé par la course haletante du 4/4. Et la main droite, légère, bondissante, s’envole sur le clavier…
« Debby, installez-vous à l’autre piano… »
Cette fois, je ne peux reculer. Je m’assieds à l’autre piano, un Yamaha au son feutré, et nous valsons de pair, comme si nous dansions l’un avec l’autre.
« À vous de jouer… »
 
extrait de La Vie Mécène, L'Âge d'Homme, 2007.
 

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