Dans l’œuvre foisonnante de Jacques Chessex, composée d’essais, de poèmes, de récits, de nouvelles, de romans, les figures paternelles sont nombreuses, comme dans
L’Ogre (Prix Goncourt 1973) ou, plus récemment,
L’Économie du ciel (2003). Avec
Pardon mère *, Chessex aborde enfin le continent noir et silencieux de la figure maternelle. Un livre intense et poignant, où l’écrivain vaudois se met à nu, en même temps qu’il recherche un impossible pardon.
Ici tout commence, comme souvent, par des images et des regrets. Images qui « percent le cœur » du fils malheureux, si justement nommé J.C., comme Jean Calmet, Jacques Chessex ou Jésus-Christ Et regret, à vrai dire sans remède, d’avoir manqué le rendez-vous avec sa mère. Comment, alors, réparer ce remords, effacer cette faute ? En retraçant le portrait de cette femme menue, fière et discrète, aux yeux d’eau claire, devenue aveugle dans sa vieillesse, et décédée en 2001. L’auteur entreprend une manière d’hagiographie, à la fois pour rendre justice à cette mère oubliée, et pour la ressusciter d’entre les morts par la magie de l’écriture. Lucienne Chessex, née Vallotton, parente de Félix le peintre et descendante des patrons des Grandes Forges de Vallorbe. Une femme qui a «
la terre dans l’âme ». Si Chessex a longuement parlé de son père, Pierre, étymologiste et auteur de plusieurs ouvrages historiques, qui lui donne le goût du savoir, il a très rarement, par pudeur ou remords, abordé la figure maternelle qui lui ouvre le monde de la sensation. On pense ici à Rousseau : «
Je connais les hommes et je sens mon cœur », lui aussi au croisement de deux langues : la langue paternelle du savoir et la langue maternelle de la saveur, des sensations, de l’écriture. « Comme si, dans le secret du corps, dans le crâne, dans la bouche, les mots que je dis, les phrases que je fais, les expressions dont j’use, tout, toujours me venait d’elle, langue d’origine, charnelle, langue de fibre, d’ossature, de lait, de ventre, de salive, de larmes, langue première, langue maternelle. »
Le mauvais fils Au fil des pages, Chessex trace un portrait de sa mère par facettes, en abordant la question de Dieu, de la mort, de ses amitiés juives, de son goût pour les comptines et les fables de La Fontaine, de sa droiture, de son amour fidèle et silencieux. Ou
La Revanche des purs**. Jamais, sans doute, Chessex n’aura poussé aussi loin son enquête et son exploration d’une figure absente, qu’il sonde et fouille ici avec toute la force du regret. Explorant ainsi la figure silencieuse de sa mère, l’écrivain sonde également sa douleur : « La douleur de n’avoir pas dit que je l’aimais à celle que j’aimais, et qui souffrait de mon silence, et de la scandaleuse comédie de mépris et de provocation que je lui ai imposée toute notre vie. Je ne connaîtrai pas le pardon. Ou me le donnera-t-elle, là où elle est, à me voir vieillir dans cette douleur de l’avoir perdue sans aucune rémission ? » On arrive ici sur l’autre versant de cet extraordinaire portrait en miroir : en peignant la mère absente, Chessex s’examine et se juge à la lumière de son remords. Il se reproche son indifférence, sa vanité, ses plaisirs éphémères, son goût pour les filles, son penchant pour les crus et les cuites. Il croise alors dans sa passion d’autres écrivains qui, comme lui, ont essayé de réparer la relation avec leur mère : Cohen, Bataille… Mais chacun d’eux tortille la vérité, brode, émaille, «
utilise sa mère pour peindre de lui une image trop flattée. » Ce que Chessex refuse. Il veut la vérité. Endurer jusqu’au bout la faute de n’avoir pas reconnu sa mère, délibérément, et mériter la malédiction qui s’en est suivie. Car le pardon qu’il demande «
dans l’air des rêves, l’eau de la rivière, l’orage jaune sur la crête alpestre », exige une autre forme d’expiation.
Cette faute imprescriptible, qui bientôt se transforme en meurtre («
J’ai tué ma mère parce que je suis devenu fou. (…) J’ai tué ma mère parce qu’elle me faisait honte, dans sa droiture, de ma duplicité et de mes mensonges. (…) J’ai tué ma mère pour faire mieux que mon père. »), l’écrivain parviendra pourtant à la dépasser, et cela grâce à sa mère. Encore une fois ! Car c’est elle qui lui aura appris la patience, l’effort, l’envie constante de dépasser ses propres limites. C’est d’elle qu’il tient cette capacité de résilience qui fait sa force.
À la résurrection par l’écriture succède une ultime apparition. Peu de jours avant sa mort, un ami de Chessex, Philippe N. a filmé sa mère. Incapable d’affronter cette image, c’est seulement cinq ans plus tard, en octobre 2006, que l’écrivain décide de regarder cette vidéo de 90 minutes. Ce film a la valeur d’un testament et d’une résurrection. D’un testament, d’abord, parce chaque parole prononcée par sa mère a la valeur d’un dernier mot, d’une volonté ultime. D’une résurrection, ensuite, parce que Chessex, grâce à ce film, ne retrouve pas seulement sa mère vivante, mais, à l’occasion d’un dernier rendez-vous, peut se réconcilier avec celle qu’il a si longtemps évitée, voire méprisée. Enfin, ce film a la valeur d’un exorcisme : il redonne à Chessex « une force renouvelée », « une vigueur », « un esprit de décision, d’accueil, de refus qui étaient précisément l’apanage de sa mère. Et comme souvent chez l’écrivain vaudois, le livre — ce petit monument de mots, dérisoire tombeau pour une mère qui n’a pas de tombe — permet d’exorciser sa faute et de sublimer sa douleur. L’écriture n’efface pas la dette, mais la transmue. Par l’alchimie de l’écriture, le pardon impossible se teinte bientôt d’allégresse, et le remords devient allègement.