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  • Oscar aux mains d'argent (3)

    op3
    Depuis le premier soir, je n’ai raté aucun de ses concerts à la Town Tavern. J’ai constaté qu’il changeait de répertoire presque tous les soirs. Bien sûr, quelques standards revenaient, comme Sweet Georgia Brown ou Gal in Calico. Mais chaque concert était unique, avec ses vieux compères Ray Brown à la basse et Ed Thigpen à la batterie. Pour certains morceaux, comme Sometimes I’m happy, un air immortalisé par Lester Young, j’ai dénombré pas moins de 25 chorus, tous différents, tous géniaux. Ce type est fou furieux ! Tout, chez lui, est excès et démesure. Le brio de son style, qui énerve tant les critiques, n’est pas une valeur frelatée : il reflète l’opulence d’une vision du monde tout simplement panoramique. C’est vrai qu’en écoutant O.P., assis comme un Bouddha devant son grand miroir d’ébène, le monde brusquement s’élargit. L’horizon s’illimite. On entre de plain-pied dans une autre dimension, inconnue jusqu’ici.
    Un soir, n’y tenant plus, j’ai joué la groupie à la recherche d’un autographe. À la fin du concert (salle comble, public en fête, rappels interminables) je me suis postée bravement à l’entrée des artistes. Ray Brown est sorti le premier avec sa contrebasse grande comme un cercueil. Puis Ed Thigpen, l’air rigolard et les mains dans les poches. Enfin, le Maître, plus imposant encore et plus massif quand il est face à vous. Avec une gentillesse extrême, il a signé le disque que je lui présentais. J’en ai profité pour le féliciter, lui dire toute mon admiration. Il a souri avec bienveillance.
    Jouant le tout pour le tout, je lui ai dit que j’aimerais le voir, parler de musique avec lui.
    « Vous êtes française ? demanda-t-il, intrigué par mon accent.
    — Non. Je viens de Genève, en Suisse.
    — Ah ! J’ai un ami qui habite là-bas…
    — Norman Granz ? fis-je avec une fausse candeur.
    — He ! Vous le connaissez ?
    — Un peu.
    — Vous savez que c’est comme un frère pour moi. Il a produit les plus grands musiciens, organisé mes tournées dans le monde entier. Je lui dois beaucoup. C’est lui aussi, dans les années 40, qui a lancé l’idée du Jazz at the Philharmonic. »
    Son visage s’anima.
    « Comment connaissez-vous Norman ?
    — Par un ami commun, Élias S. Un homme d’affaires genevois qui est aussi mécène. C’est lui qui m’a présenté Norman Granz.
    — Comment va-t-il ? Je ne l’ai pas revu depuis deux ans.
    — Bien. Il est à la retraite. Mais la musique occupe encore toute sa vie. C’est lui qui m’a conseillé de venir vous voir…
    — Ah oui ? Et pourquoi ?
    — J’aimerais beaucoup jouer du jazz.
    — Vous êtes pianiste ?
    — Oui. Mais la filière classique. Conservatoire. Leçons privées avec Martha Argerich, Christian Zimmerman. Récitals Liszt, Chopin, Bach…
    — My God ! Mais alors vous n’avez pas besoin de conseils !
    — La musique classique ne m’intéresse plus. Pour moi, elle est morte dans les camps. Et puis j’en ai fait le tour. Ce que je veux jouer, c’est du jazz. »
    Il me regarde avec un mélange d’ironie et d’incrédulité.
    « Ok ! Comment vous appelez-vous ?
    — Déborah Saire.
    — Well, Debbie, je répète demain dans une autre boîte, The Senator Club, sur Bloor Street West. On peut se voir à 14 heures ? Un peu avant les répétitions ? »
    Mon cœur cognait dans ma poitrine. J’avais du mal à respirer. Je suis rentrée à Beatrice et j’ai joué jusqu’au matin. Ou plutôt jusqu’au moment où mes voisins du dessous, Chris et Ross, se sont mis à tambouriner furieusement sur le plancher. Ensuite je suis sortie. J’avais envie d’un capuccino. Les meilleurs de la ville, à ce qu’on m’a raconté, sont servis au Diplomatico. J’en ai bu trois de suite avec des bagels au cream-cheese et des croissants qui sortaient juste du four.
    À 14 heures précises, je battais le pavé sur Bloor Street. O.P. débarqua bientôt d’un belle limousine blanche conduite par une femme. Il me serra la main, m’invita à le suivre dans le bar qui, à cette heure-ci, était encore fermé. Nous nous installâmes au pied du grand piano.
    « Vous buvez quelque chose, Debbie ?
    — Comme vous.
    — Ok. Alors deux jus de cranberries. »
    Je regardais ses mains, immenses et fines, posées l’une sur l’autre, ces mains de magicien et de géant qui traçaient chaque soir sur le piano des formes proliférantes, kaléidoscopiques, rhizomatiques, qui finissaient par se rejoindre au plus profond de la glèbe musicale.
    « Vous savez, la technique, commença-t-il à brûle-pourpoint, elle est importante, bien sûr. Mais elle n’est pas tout. Pour jouer du jazz, il faut hisser votre technique au niveau nécessaire à l’expression de votre personnalité. Il faut qu’elle coïncide avec les idées que vous voulez élaborer. »
    Il but d’un coup le verre de cranberries.
    « Louis Armstrong, par exemple, a développé sa technique de jeu de manière à ne pas rester à la traîne de ses idées. S’il avait ressenti le besoin d’aller plus loin, il aurait été parfaitement capable de rivaliser avec Dizzy Gillespie sur son propre terrain. Le meilleur exemple, c’est encore Bill Evans…
    — Vous l’avez rencontré ?
    — Oh oui ! C’est lui qui a ouvert le jazz à la musique classique. Rachmaninov, Ravel, Debussy… J’adorais sa façon de jouer. Au piano, il dégageait cette flamme unique, fragile, intense, qu’il était seul à posséder. Son approche de l’instrument, le son qu’il en tirait, c’était comme des notes de cristal, une eau pétillante tombant en cascade du piano. Sa musique est profonde, cousue de cicatrices. Le paradoxe, c’est que seule la fêlure tient ensemble ces éléments insaisissables, impondérables, qui autrement se dissoudraient dans l’air du temps. »
    Il semblait perdu dans sa rêverie.
    « Avec Bud Powell, c’était peut-être le plus grand.  Tous les deux ont eu un destin tragique. Dépression, longs séjours en asile psychiatrique pour le premier. Combat désespéré contre la poudre pour le second. Bill était entouré par des fantômes : Elaine, sa première femme, qui s’est jetée sous le métro. Son frère Harry qui s’est donné la mort. Tous ces fantômes l’ont rattrapé… »
    Il me regardait sans me voir.
    « Mais, avant tout, c’était le maître des couleurs.
    — Comment ça ?
    — Sous ses doigts, les touches du piano avaient la densité, l’éclat, la vibration lumineuse des touches de couleur. En vérité, Bill Evans est un peintre. Et le plus grand de tous peut-être. Je le compare à Barnet Newman, à Jasper Johns, à Mark Rothko. Comme l’a écrit Alain Gerber, votre meilleur critique, c’était un maître du camaïeu, mais du camaïeu mobile, toujours en train de se construire. Un maître des irisations, du moirage, du chatoiement des teintes et du pétillement de la lumière. En un seul chorus, parfois en l’espace de quelques mesures, il pouvait faire défiler une impressionnante série de micro-événements à travers tout un dégradé de micro-climats. Creuser la profondeur de champ. Organiser la prolifération des niveaux et des plans. Recourir au travellings, aux effets de zoom, aux arrêts sur image. Tout cela pourtant avec un tact extrême, une intraitable discrétion. »
    Il regardait la boule Telstar à travers son verre vide.
    « La lumière, Debbie, voilà ce qu’il faut travailler. Le clair-obscur. L’air invisible. Le monde que Bill donnait à voir mêlait la ferveur et le songe, l’exaltation et le murmure, la pudeur, la folie, des averses qui ne mouillent pas et des sécheresses qui régénèrent… »
    À cet instant, un petit homme désagréable, sans doute le patron du club, vint le chercher.
    « On va commencer la répétition, Oscar…
    — OK. »
    Il se tourna vers moi.
    « Travaillez les couleurs, Debbie ! Toutes les couleurs, bien sûr. Mais une en particulier…
    — Laquelle ?
    — Le bleu ! C’est la couleur la plus intime, la plus profonde, la plus difficile à saisir.  Il en existe au moins dix mille nuances. Il faut trouver celle qui vous appartient, celle que personne d’autre que vous ne peut exprimer. C’est difficile. Mais tout commence par là… »
    Le petit homme le tirait vers les loges. Mais Oscar restait solidement assis sur sa chaise.
    « On se revoit demain, Debbie ?
    — D’accord.
    — Mais pas ici. Le patron est un rat, un vrai marchand d’esclaves. Venez chez moi, à Yorkville, au croisement de Cumberland et de Saint-Thomas. Disons midi.
    — Magnifique !
    — Je vous jouerai une valse. Une valse que Bill Evans a écrite justement pour vous. »
     
    (extrait de La Vie mécène, roman, l'Âge d'Homme, 2007)