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  • Une enfance enchantée (Françoise Matthey)

    images-2.jpegFrançoise Matthey est née dans les marges, en Alsace, cette terre aux confins de la France et de l'Allemagne (qui l'ont toutes deux occupée). Mais elle a passé une bonne partie de son enfance en Suisse, dans le Jura, où elle vit actuellement, et dans les Alpes vaudoises. Dans un beau livre au titre poétique, Feux de sauge*, elle parle de ses deux patries de cœur. C'est le récit d'une enfance enchantée, partagée, certes, entre deux terres, mais sans cesse en quête d'unité. 

    images.pngNous sommes en 2020, en plein confinement, le virus a encore plus d'un tour dans son sac. Recluse dans le Jura — une réclusion heureuse — Françoise Matthey revisite les lieux et les visages de son enfance. Très belle évocation de son père qui l'emmène à la pêche, lui fait découvrir collines et rivières, l'initie au mystère des abeilles. Et beau portrait, bien sûr, de cette mère discrète et efficace à la santé fragile. L'auteure fait la navette entre deux pays, deux époques, entremêlant les fils de la grande Histoire et de sa vie personnelle, les inondations en Alsace et les craintes du Covid, la guerre d'Algérie et les cascades somptueuses des glaciers. 

    « Couronnée d'étoiles, je parlais aux chamois, aux pierriers, aux fleurs, je parlais à mon père resté seul en Alsace et qui allait nous rejoindre sous peu, je parlais à Dieu, je parlais aux bûcherons dont le chant des tronçonneuses me parvenait des lointaines forêts… »

    Depuis l'enfance, la quête d'un langage à la transparence de cristal :

    « La voix de la poésie restaurait en moi le langage des sens, de l'essentiel, semblait l'autorité d'une source mystérieuse, source que j'accueillais là où le proche et le lointain, le chalet et le Moulin, étaient abolis, me rapatriaient dans une présence au monde, à la nature qui m'avait comblée dès l'origine et qui avait son langage propre. »

    La poésie est l'autre monde qui ne s'arrête ni aux frontières, ni aux époques de joie ou de douleur, ni aux péripéties éphémères du présent : Françoise Matthey nous invite à le retrouver, en nous et hors de nous, et à y séjourner pour notre plus grand bonheur. 

    * Françoise Matthey, Feux de sauge, collection Le Banquet, éditions de l'Aire, 2021.

  • Lassitude du siècle (Julien Sansonnens)

    images.jpegOn parle beaucoup, ces jours-ci, du dernier roman de Julien Sansonnens, Septembre éternel*, paru chez Michel Moret. À raison ! C'est l'un des romans les plus forts et les plus intelligents de cette rentrée littéraire. Un livre touffu et ambitieux, très bien construit, qui dresse une sorte d'état des lieux de la France périphérique d'aujourd'hui — radiographie sans concession du délitement d'une société autrefois triomphante. 

    L'intrigue est simple et magistralement menée : Marc Calmet (allusion à L'Ogre de Chessex ?), libraire dans le sud-est de la France, se rend à Paris pour vendre son affaire à un grand groupe de vente en ligne chinois qui a décidé de s'installer en France. Il a la soixantaine, deux enfants hors du nid, des amis dans la région, mais est gagné par une grande lassitude du siècle. Cet ancien militant socialiste s'est éloigné de son parti, obsédé par les luttes transversales, l'antiracisme, l'écriture inclusive et les revendications minoritaires. Depuis Mitterrand, la gauche s'est fourvoyée et perdue en chemin. Et il porte un regard sans pitié sur l'état de la France livrée aux loups de la mondialisation, de la finance internationale et des inégalités croissantes. 

    images-1.jpegC'est une sorte de road-movie que nous propose Sansonnens : Calmet décide de se rendre à Paris par les petites routes de campagne, en plusieurs jours, prenant le temps de passer au scanner les villages abandonnés, ou presque entièrement désertés par leurs habitants, partis, pour la plupart, dans les grandes métropoles où la vie est plus facile. L'auteur excelle à décrire les paysages somptueux que traverse Calmet, la nature triomphante, les forêts, les rivières, les ciels chargés d'automne. Bien sûr, le constat n'est pas rose : la globalisation, qui a rendu les villes si riches et si attrayantes, a laissé sur la touche toute la province oubliée, comme abandonnée à elle-même. L'analyse que nous livre Sansonnens, d'une précision chirurgicale, fait froid dans le dos : dans quelque temps, il ne restera rien de ces périphéries en ruine, simplement effacées de la carte de France.

    Le propos rappelle celui de Sylvain Tesson (Les chemins noirs**) parcourant à pied la France des sentiers peu battus. Un même constat rapproche les deux livres sur l'abandon de ces provinces par les élites parisiennes qui profitent largement des avantages de la mondialisation. 

    On pardonnera beaucoup à Julien Sansonnens — même d'avoir consacré tant de pages à Michel Sardou, que Calmet suit à la trace dans au moins quatre de ses concerts ! Mais Sardou — chanteur populaire catalogué à droite, mais du genre insituable — cadre bien avec la narration corrosive du livre. À titre personnel, je préfère Nino Ferrer, autre personnage du roman, qui me touche beaucoup plus.

    On ne raconte pas un road-movie : le périple de Marc Calmet, en même temps qu'une plongée dans la France d'en bas, est un voyage initiatique où celui-ci se découvre à chaque étape, par son regard sur le monde extérieur et par le flot des souvenirs qui l'assaillent, heureux ou malheureux, et qui lui donnent sa profondeur.

    « Le monde dans lequel je suis né n'existe plus : est-ce cela qu'on appelle vieillir. Je demeure comme retenu dans un mois de septembre éternel, dans ce peu que constitue désormais le présent, matériellement confortable et sans beaucoup d'intérêt. »

    Bref, un grand roman, épique, profond, d'une grande générosité, mais aussi plein d'humour. Une traversée du siècle qui laisse souvent le lecteur ébahi devant la force de cette démonstration et le constat sans concession qui en découle.

    * Julien Sansonnens, Septembre éternel, éditions d l'Aire, 2021.

    ** Sylvain Tesson, Les Chemins noirs, Folio, 2019. 

  • Roland Jaccard, le retour

    images.jpeg« Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage » : après avoir longtemps erré, du Japon à San Francisco, de la piscine Deligny au Café de Flore, Jaccard est de retour à Lausanne — son Ithaque. Exilé intérieur, il a quitté Paris qui ne ressemble plus à la ville qu'il a connue et aimée : ses amis proches ont disparu, l'édition est en ruine, il y règne un air de servitude volontaire, le politiquement correct s'impose un peu partout. Bref, il est temps de partir…

    Heureux lecteur ! Jaccard nous donne un de ces livres dont il a le secret. Cela s'appelle On ne se remet jamais d'une enfance heureuse*, et c'est un livre délicieux. En 1924, George Gershwin composait sa Rhapsodie en bleu ; Jaccard nous donne aujourd'hui sa rhapsodie en noir : un ensemble de textes courts, en apparence décousus (Jaccard adore les coqs à l'âne), mais qui forment un accord d'une rare cohérence. Et quelle musique ! Le style de Jaccard, précis, rythmé, fluide, est d'un cristal assez rare à une époque où les livres s'écrivent au dictaphone ou à la truelle. On y croise Woody Allen et Benjamin Constant, Louise Brooks et Max Pécas (des vieilles connaissances), on y discute avec Carl Gustav Jung et Sigmund Freud, mais aussi Alexandre Vinet et Guido Ceronetti, Stefan Zweig et Paul Nizon. Jaccard a toujours ce talent de chroniqueur qui faisait le bonheur des lecteurs du Monde de François Bott. 

    jaccard_couv_web-scaled.jpgN'allez pas croire que son livre est une promenade au cimetière des grands hommes (et grandes dames) du temps jadis : il est vivant et d'une actualité mordante quand Jaccard parle de Trump ou de notre goût pour la servitude volontaire : « Il est troublant de voir jusqu'où l'asservissement volontaire est plébiscité par des populations paniquées pour lesquelles l'idée même de liberté a perdu toute signification, comme si seule importait encore une forme de survie à l'image, tant elle est parlante, de Joe Biden se terrant dans sa cave pour mener une campagne électorale visant au premier chef à imposer le port du masque à chaque Américain. »

    Pour Hemingway, Paris était une fête, comme pour Henri Miller. Et Hervé Vilard dans l'autre siècle, chantait Capri, c'est fini. Jaccard chante aujourd'hui Paris, c'est fini. Il y a de la désillusion, mais aussi une forme de libération dans ce livre qui mélange si élégamment l'humour et la mélancolie, l'érudition et les humeurs du temps, le cynisme et l'analyse implacable de nos lâchetés. 

    2419449670.6.jpegJ'ai déjà dit ici le bonheur de lecture que constituait le Journal de Roland Jaccard. J'éprouve un même bonheur à lire sa rhapsodie évoquant les moments heureux de son enfance lausannoise — le sujet central du livre. Se remet-on jamais de ce bonheur ? Il laisse en tout cas des séquelles aussi profondes que le malheur qui marque certaines enfances — et, dans le cœur, une insondable nostalgie.

    * Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.