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  • Corine Renevey, dans le Grand Soir, jeudi 30 septembre, sur La Première

    320.pngCorine Renevey sera l'invitée de Mélanie Croubalian et Eric Grosjean dans l'émission Le Grand Soir, sur RTS La Première, jeudi 30 septembre, à partir de 19 heures, pour son livre Mousse Boulanger, femme poésie (éditions de l'Aire).

    À cette occasion, je me permets de reprendre l'excellent article que Vittorio Frigerio, Professeur à Dalhousie University (Canada) a consacré au livre de Corine Renevey, à paraître dans la revue Dalhousie French Studies / Revue d'études littéraires du Canada atlantique.

     

    Un parcours de vie unique

    par Vittorio Frigerio

    206009674_10159388805128987_2324239970369505454_n.jpgLa biographie est un exercice périlleux. Faire rentrer une vie entière en quelques pages, et avec elle des lieux, des époques, tracer des frontières et marquer des chemins pour faire ressortir un parcours d’une masse de faits, de souvenirs, de documents, choisir ceci et pas cela, n’est jamais une entreprise de tout repos. Et cela peut-être d’autant moins lorsque le sujet sur lequel on se penche n’a pas encore eu la gentillesse de vider les lieux, pour laisser les coudées franches à celle qui a eu la prétention de vouloir parcourir son existence, le crayon gras à la main, prête à souligner des passages qui acquerront dès lors une importance que les jours qui coulent ne savent pas toujours tout de suite reconnaître. Mais ce qui pourrait paraître un obstacle à ceux qui conçoivent la biographie comme un métier proche de la taxidermie, devient un avantage notable lorsque la complicité s’en mêle. Complicité accompagnée de sensibilité, d’ouverture, de curiosité amicale et aussi de ce zeste d’imagination qui ne doit pas manquer pour que la réalité apparaisse sous ses vraies couleurs. Tel est ce volume que Corine Renevey consacre à un personnage important de la scène littéraire suisse-romande – que le grand public a appris à connaître surtout par sa présence, durable et remarquée, dans les médias, au service de la diffusion de la poésie – elle-même poétesse de grand talent : cette Berthe Neuenschwander, née en 1926, qui, sous le nom de Mousse Boulanger, crée pour la Radio Suisse Romande la célèbre émission « Marchands d’images ».

    Dans un volume soigneusement documenté, basé sur des recherches d’archives multiples et minutieuses ainsi que sur de longs entretiens avec Mousse Boulanger elle-même, Corine Renevey reconstruit un parcours de vie unique avec des traits précis et une écriture sensible. On suit l’autrice de son enfance jurassienne – avec l’influence des maîtres d’école, dont un professeur de français qui lit à ses élèves les poèmes de Jehan Rictus – jusqu’à un séjour londonien formateur, au milieu d’anciens volontaires républicains de la guerre civile espagnole qui l’aident à se construire une conscience politique et où elle fait pour la première fois l’expérience du théâtre, qui la marque profondément, jusqu’à son retour en Suisse, où elle s’installe à Plainpalais, le quartier ouvrier de Genève. C’est là qu’elle fait la connaissance de Pierre Boulanger, comédien, acteur, mime, élève du grand Étienne Decroux, à la mémoire et à la présence scénique extraordinaires. Et c’est le début d’une histoire d’amour qui sera également celle de la passion que les deux ressentent pour la poésie. Mousse épouse Pierre, à la condition expresse qu’il ne fasse pas son service militaire, exigence indépassable pour cette gauchiste, pacifiste, féministe convaincue, qui s’était donné, dès ses débuts, le but d’œuvrer pour « faire la lumière sur ces vies que l’histoire écarte comme si elles étaient trop petites pour mériter une inscription dans la mémoire collective » et qui « sera toujours du côté des faibles, des oubliés, des pauvres qu’on exploite » (34). Et en 1955 a lieu leur entrée à la radio, à Lausanne, où sur la fausse ligne des expériences de Paul Éluard à Paris ils créent les « Marchands d’images » et réalisent au fil des ans environ 420 émissions : une « utopie politique » (94) qui est en même temps une utopie poétique, la lecture sur les ondes comme « possibilité de vivre en commun et d’éliminer la violence » (97). Animés d’une éthique professionnelle sévère et exigeante (car « le talent, c’est du travail » [66]) et d’une curiosité insatiable qui les porte à tisser des liens avec des poètes des quatre coins du monde, Mousse et Pierre, l’une « l’intellectuelle du couple », l’autre « l’artiste interprète » (88) arrivent à travers leurs activités – y compris nombre de déplacements et de tournées à l’étranger, notamment dans des festivals tel que celui d’Avignon – et grâce à « une réelle volonté de transmission » (117), à faire découvrir le monde de la poésie à un public souvent « composé de vignerons, de paysans et d’ouvriers » (128). Toutes leurs activités, à l’enseigne de l’ouverture, de la curiosité et de la passion poétique, prouvent à l’envi que la beauté et la sensibilité ne sont pas affaire de classe – conclusion n’allant guère de soi dans la Suisse de l’époque, ni d’autre part ailleurs non plus. Cette collaboration extraordinaire dure jusqu’en 1978, année où Pierre Boulanger meurt soudainement d’une maladie contractée lors d’un voyage au Sénégal, qui est aussi l’année où Mousse est élue à la présidence de la Société suisse des écrivains. Et alors cette biographie devient également l’occasion de reconstituer les rivalités, les conflits et les jalousies de ce milieu littéraire très particulier, éternellement en formation, à la géographie incertaine, et les figures de plusieurs des personnages qui l’animent : Gustave Roud, Corinna Bille, Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Philippe Jaccottet et bien d’autres encore. Là aussi, Mousse Boulanger a encore l’occasion de se distinguer et de revendiquer son indépendance de pensée lors d’une dispute entourant la publication de la correspondance entre Gustave Roud et la poétesse Vio Martin, qui entame sérieusement l’image de poète maudit, éternellement déprimé et secrètement homosexuel de Roud. Le mécontentement des grands prêtres de la littérature nationale, et notamment du Centre de recherches sur les lettres romandes de l’Université de Lausanne, portera à la démission des membres du comité fondateur de l’Association des écrivains, dont la mémoire sera officiellement rayée de l’histoire du groupement, et la dispute se poursuivra pendant des décennies. Petitesses d’un petit milieu littéraire, mesquineries entourant une polémique inepte et inutile, où Mousse Boulanger, esprit indépendant, reste fidèle à sa position et ne dévie pas, malgré les conséquences, de la ligne qu’elle s’est donnée.

    Plusieurs annexes et appendices viennent compléter ce volume, offrant la retranscription de documents ayant trait à la Société suisse des écrivains, une chronologie de la vie de l’écrivaine et de ses activités, jusqu’à la publication de son dernier recueil poétique en 2018, une bibliographie incluant non seulement ses écrits, que ce soit dans des revues ou en volumes, mais également les enregistrements radiophoniques ou sur disque, et pour terminer un choix d’articles critiques. Un dossier iconographique d’une quinzaine de pages propose des photographies de Mousse Boulanger, de ses proches et de ses collègues, tout au long de son existence.

    Ce livre, écrit en un style fort agréable et qui se lit d’un trait, est un bel hommage à une figure dont la vaste popularité auprès du grand public ne se traduisit pas toujours dans une reconnaissance de même niveau dans les milieux officiels de la culture helvétique. En tant que tel, dans le même esprit de l’œuvre de son sujet, il représente aussi un travail de correction bienvenu d’une mémoire collective parfois trop lacunaire.

    Vittorio Frigerio Dalhousie University

    * Renevey, Corine. Mousse Boulanger. Femme poésie : une biographie. Vevey : L’Aire, 2021. 239 p.

  • So long, Roland !

    IMG_4228.jpgEncore une nuit blanche. Comme toi, mon cher Roland, et comme Cioran, ton maître et ami, sorcier de l'insomnie. Pourtant, ces nuits ne sont jamais parfaitement blanches : elles sont pleines de fantômes. La mienne était peuplée de souvenirs — souvenirs de lectures et souvenirs des belles soirées passées chez Yushi, ta cantine coréenne (ou japonaise ?) à Paris. On y mangeait une fois par mois, et jamais avec les mêmes invités. Autour de toi, tu rassemblais avec malice des gens qui ne se connaissaient pas et qui pourtant s'entendaient à merveille. Steven Sampson, Robert Kopp, Marie Céhère, et tant d'autres dont j'ai perdu le nom. Tu versais du whisky dans ton bol de thé vert et nous trinquions à l'amitié et à la littérature. Nous n'avions pas besoin de masques ou de passeports sanitaires (choses que tu haïssais) pour rire et célébrer notre rencontre.

    Tes nuits, depuis longtemps, étaient peuplées de fantômes familiers. Il serait fastidieux de les citer tous — et d'ailleurs toi seul les connaissais intimement. Mais il y avait souvent Louise Brooks, Emile Cioran, ta mère viennoise et ton père lausannois (élève de Henri Roorda), Benjamin Constant (tu vénérais Adolphe) et bien sûr le diariste le plus connu au monde, et le moins lu : Henri-Frédéric Amiel — à qui tu portais une admiration sans limite.

    Tes nuits n'étaient pas blanches, mais déjà elles t'appelaient : et ces fantômes te tendaient les bras, comme pour t'inviter à traverser le Styx, un livre à la main, car les livres (quelle fécondité pour un homme paresseux comme toi !) étaient les pierres de ta maison.

    Comme Ulysse, tu es revenu au pays : Lausanne était ton Ithaque — seule manquait Pénélope.

    C'est là, dans les salons feutrés du Palace, que tu as écrit deux de tes plus beaux livres, publiés à Vevey, par un grand éditeur suisse, Michel Moret : Dis-moi la vérité sur l'amour* et On ne se remet jamais d'une enfance heureuse**. Je lis et relis ces textes cristallins où je retrouve ton désespoir et ton humour, ta finesse et ton goût du sarcasme, ton imagination et ton sens inouï de la synthèse. 

    « Je m'en vais. Prends le relais. » écrivais-tu, à l'aube de ce lundi funeste, à quelques amis proches.

    Tu es parti en laissant tes amis désemparés, mais tu as retrouvé tes fantômes, bien vivants, qui t'entourent et sont heureux de retrouver un complice fidèle. Tu as mené ta barque comme tu l'entendais, en homme libre, à travers les remous et les faux calmes plats, tirant ta révérence au moment où tu le désirais : tu as tenu parole une dernière fois.

    So long, Roland !

    * Roland Jaccard, Dis-moi la vérité sur l'amour, éditions de l'Aire, 2020.

    ** Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.