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  • Hommage à Dimitri

    ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriIl y a dix ans, jour pour jour, le 28 juin 2011, je recevais un coup de téléphone de la gendarmerie française. Est-ce que je connaissais un certain Vladimir Dimitrijevic ? Bien sûr. C'était mon éditeur et mon ami. Pourquoi ? Il vient d'avoir un accident avec sa camionnette. Il est décédé. Votre nom figure dans les contacts de son portable. (Sur la photo, prise en 2004 lors de la remise du Prix Dentan pour L'Enfant secret, on reconnaît, à la gauche de Dimitri, Claude Frochaux, Rafik ben Salah et JMO)

    Trois ans plus tard, pour rendre hommage à Dimitri et raconter l'histoire extraordinaire de sa vie, j'ai publié L'Ami barbare. Jérôme Garcin, dans L'Obs, lui a consacré l'article suivant, que je reproduis.
    images.jpeg« Né yougoslave, naturalisé suisse, il est mort au volant de sa camionnette, qui était à la fois sa couchette et 
    sa bibliothèque. Il avait successivement grandi sous Tito, milité contre le système soviétique, frayé avec l'extrême droite, embrassé le nationalisme serbe et pris fait et cause pour Milosevic. Ses deux passions étaient le football et la littérature. Il pratiqua longtemps le premier en amateur et pour honorer la seconde, fonda, au milieu des années 1960, les Editions L'Age d'Homme. Il y publia les grands livres des grands dissidents (Vie et Destin de Grossman,  les Hauteurs béantes  de Zinoviev), les meilleurs écrivains suisses (Amiel, Ramuz, Cingria, Haldas, Chessex), et une flopée de têtes brûlées. Il s'appelait Vladimir Dimitrijevic. On le surnommait « Dimitri ». C'était une légende, c'est toujours une énigme.

    Trois ans après sa disparition, celui qui fut l'un de ses auteurs, Jean-Michel Olivier, prix Interallié 2010 pour L'Amour nègre, lui consacre un roman où tout est vrai, où tout est faux. Dimitri se nomme ici Roman Dragomir. Son cadavre bouge encore, devant lequel viennent s'incliner sept de ses amis qui, les uns après les autres, témoignent d'un moment de sa vie: l'enfance belgradoise, l'exil en Suisse via l'Italie, la naissance de sa maison d'édition, la guerre en Yougoslavie et la gloire du paria.

    Chose étonnante: plus on avance dans ce livre rythmé par des histoires d'ânes, pétrifiés ou bâtés, plus la biographie de cet homme semble s'éclairer et plus son mystère ne cesse de s'épaissir. ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriQui était vraiment cet éditeur célèbre installe dans «un pays de taiseux», qui ne répondait jamais au téléphone, ne payait ni ses fournisseurs ni ses auteurs, et dormait comme un SDF dans sa camionnette? Pourquoi ce fin lettré était-il si barbare et ce guerrier, si sentimental?

    Comment cet anticommuniste pouvait-il être soudain rattrapé par la nostalgie de l'empire soviétique? Quelles étaient donc les femmes de ce célibataire toujours habillé de noir? D'où lui venait cette propension à fréquenter en priorité des monarchistes, des anarchistes, des poseurs de bombes, des agents doubles, des insoumis?

    Dans une prose simple, sans graisse, protestante, Jean- Michel Olivier force volontiers le trait. C'est qu'il veut faire le portrait, et il y réussit, d'un « cheval fou », d'un « tyran magnifique », d'un franc-tireur insaisissable qui aimait les alcools forts, la viande rouge, les cigarettes américaines, les icônes du Moyen Age et les microfilms glissés dans les macarons à la pistache.

    ami barbare,olivier,garcin,obs,dimitriLe romancier d'Après l'orgie aurait pu intituler ce livre : Après Dimitri. Car c'est en réinventant la vie de son éditeur et ami qu'il en fait, traversant le siècle dernier, une véritable épopée, où le tragique frôle parfois le comique. « Un bon joueur, disait Vladimir Dimitrijevic, est comme Don Quichotte: il est bizarrement fait, maladroit, filiforme, mais il est un excellent footballeur. »

    Une manière, somme toute, d'autoportrait. Celui d'un Quichotte slave, dont Jean-Michel Olivier, fidèle jusqu'au bout, serait le Sancho Pança. »

    JEROME GARCIN

    article paru dans L'Obs N° 2614, du 11 au 17.12.2014

  • Du sang, du sperme et des larmes (Jean-François Fournier)

    images-2.jpegCe qui frappe, tout d'abord, dans Les Démons du Pierrier* de Jean-François Fournier, c'est la force du style.  Une langue précise, musicale, truculente, si rare en Suisse romande. Dès la première phrase, le lecteur est happé et  ne lâche plus ce court roman de genre (« gore ») parfaitement construit et écrit.

    « La glace a l'intérieur des carreaux mesurait un demi-centimètre et le poêle aux faïences d'apôtres n'y pouvait rien. »

    D'emblée, donc, la patte de l'écrivain. Il faut dire que Fournier, journaliste, directeur de théâtre, ancien rédacteur en chef du Nouvelliste, a roulé sa bosse dans le monde entier et nous a donné, déjà, plusieurs livres remarquables. En plus d'un essai lumineux sur le peintre viennois Egon Schiele, il y a bien sûr les romans, dont les deux derniers en date, Le Chien** et Le Village aux trente cercueils***, hantent encore les mémoires. 

    images-1.jpegDans cette nouvelle collection, « Gore des Alpes », où il côtoie Philippe Battaglia et Gabriel Bender, Fournier s'en donne à cœur joie, sans retenue ni fausse pudeur. On patauge dans le Mal, l'animalité primitive, les instincts déchaînés. Comme dans son précédent roman, le cadre est un petit village sans histoire, perdu au fond d'une vallée qu'on imagine valaisanne, où la folie gronde en sourdine. Des histoires se racontent, en cachette, à propos du curé, du président de la Commune, de deux propriétaires terriens qui font la loi, mais sans jamais la respecter, aussi abjects et monstrueux l'un que l'autre. 

    images.jpegDes jeunes gens vont disparaître (de préférence vierges et innocents). On va incriminer le Diable, personnage principal  d'un complot bien pensé, des flots d'hémoglobine vont se répandre dans la vallée, une enquête va être menée par un certain Barthélémy Constantin (fils de), les jeunes de la commune vont aller consulter une sorcière, la bien-nommée Lucie des Fers, des actes contre-nature vont être commis, des larmes vont être versées. Fournier n'a peur de rien : il puise aux sources des grands polars américains, de la littérature gore et gothic, en laissant libre cours à sa truculence naturelle, à son goût de l'excès, à son plaisir presque enfantin de jouer avec les mots et leur musique. Il y a du Rabelais chez lui, mais aussi du Chessex et du Houellebecq : c'est dans l'excès et la folie que la vérité se fait jour. Et quelle vérité !

    Les Démons du Pierrier sont une grande réussite. C'est un livre de genre (comme on parle de « films de genre ») mais aussi un roman musical et puissant : l'intrigue est saisissante ; les personnages à peine sortis de l'animalité ; le style à lui seul une raison de dévorer ce livre.

    Un jour, il faudra bien rendre sa place à Jean-François Fournier : l'une des premières parmi les écrivains de ce pays.

    * Jean-François Fournier, Les Démons du Pierrier, éditions Gore des Alpes, 2020.

    ** Jean-François Fournier, Le Chien, roman, éditions Xénia, 2017.

    *** Jean-François Fournier, Le Village aux trente cercueils, roman, éditions Xénia, 2018.  

  • Journal en miettes (Anne-Sophie Subilia)

    thumb-small_zoe_anne-sophie-subilia-8010.jpgD'un voyage dans l'archipel portugais des Açores, en 2015, Anne-Sophie Subilia a rapporté une sorte de journal poétique, diffracté, émietté, publié par les belles éditions Empreintes sous le titre énigmatique d'abrase*. Au fil des jours, des promenades dans la nature sauvage, l'auteure cherche à colliger les éclats de son être sans cesse menacé de disparition (on retrouve ici un thème cher à Sylviane Dupuis, qui fut son mentor à l'université de Genève). 

    Pour vaincre cette menace, et briser le silence, pas d'autre recours que le langage, avec ses failles et ses limites. 

    « dehors/ debout/ la bouche grenade/disant rien/ ne pouvant rien/ dire

    dans les murets se cache/ la forme brûlante/ de leurs questions »

    Dans cette solitude première, on sent l'appel de l'autre, toujours absent, dont il ne reste qu'une image ou un parfum.

    « ce qui existe

    les paysages/ les prairies illuminées/ l'enfoui

    temps froissé/ commetabac

    ce parfum/ sur nos doigts

    tenir une image transparente »

    Scandé en huit parties, ce long poème de l'émiettement cherche son centre, comme l'être qui traverse le temps fait de ruptures et de désir, de douleur et d'espoir. Avec ses mots minimalistes, l'auteure parvient à rendre compte de l'érosion de l'être.

    C'est ainsi qu'il faut comprendre le titre énigmatique, abrase*, qui dit l'usure et les blessures de ce cheminement singulier.

    * Anne-Sophie Subilia, abrase, éditions Empreintes, 2021.