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  • Metin Arditi et ses fantômes

    images.jpegMetin Arditi publie chez BSN, maison d'édition émergente et très intéressante, un recueil de trois nouvelles, destinées au théâtre ou à la radio. On retrouve les thèmes chers à cet écrivain prolifique qui convoque, ici, dans Freud, les démons*, ses fantômes familiers. 

    Il y en a trois. D'abord, le grand Sigmund, qui donne son titre au recueil, saisi à la veille de sa mort, sur son lit de souffrance (un terrible cancer lui disloque la mâchoire). Shooté à la morphine, pour supporter la douleur, Freud évoque quelques figures importantes de sa vie et son amour secret pour une femme qui a fasciné plus d'un homme (Schopenhauer, Nietzsche, Freud, Anatole France) : images-2.jpegLou Andréas Salomé. Freud nourrit encore le regret de ne pas s'être déclaré, d'être passé à côté de l'amour, une fois de plus.

    images-1.jpeg« Je me suis longtemps demandé si le propre des hommes n'est pas leur capacité à rater les occasions… Et même à les fuir, à grandes enjambées… Lorsqu'on se retourne sur sa vie, qu'on en tire un bilan, on devrait avoir le courage d'imaginer ce qu'elle aurait pu être. »

    Dans cette évocation mélancolique, on pense à Irvin Yalom (Et Nietzsche a pleuré, Mensonges sur le divan) et à Roland Jaccard, auteur d'un roman-biographie de cette femme exceptionnelle (Lou). Le crime suprême, pour Arditi, c'est de ne pas oser. De ne pas avoir le courage d'aller au bout de son désir.

    Le désir est présent, bien sûr, mais contrarié, mutilé, dans la deuxième nouvelle du recueil qui raconte le déclin d'un maestro, le grand chef d'orchestre Grégoire Karakoff qui, peu à peu, perd la mémoire et s'égare dans ses partitions. Dans cette nouvelle, Arditi, qui a bien connu le milieu musical, est très à l'aise pour décrire les avanies de l'âge (perte de mémoire, impuissance) et développe certains thèmes qu'il a traités dans d'autres livres. Son maestro est saisissant de vérité et touchant de sincérité.

    Le troisième monologue, le plus court, met en scène le père de Vincent Van Gogh, Cornelius, au cours d'un repas qui sera le dernier partagé par la famille, puisqu'il marquera la fin des relations entre un père tyrannique qui ne comprend rien à la peinture et un fils génial qui ne comprend pas la haine de son père. Là encore, il aurait suffi d'oser, et d'un peu de courage pour que le père se rapproche de son fils et essaie de le comprendre, au lieu de l'exclure du cercle familial.

    Trois monologues, écrits pour être dits, qui creusent les regrets, les remords, les impuissances de trois hommes en proie à leurs démons.

    * Metin Arditi, Freud, les démons, BSN Press, 2021.

  • L'imposture de la terreur (Christophe Gaillard)

    gaillard_1ere.jpgToute révolution est-elle condamnée à finir dans le sang et les larmes ? Et pourquoi tant de haine, de massacres, de terreur ? Ces questions sont au cœur du roman de Christophe Gaillard, La Glorieuse imposture*, sans conteste l'un des livres les plus forts et les plus aboutis de ce début d'année. 

    L'auteur (né en 1958) enseigne au Collège de Saint-Maurice et n'en est pas à son coup d'essai (il a déjà publié quatre livres aux éditions de l'Aire). Dans son dernier roman, sous-titré « Madrigal spirituel », il déploie toute sa verve et son talent. Son ambition aussi : il s'attaque à cette période maudite de l'histoire de France qui dura exactement 10 mois (1793-1794) et qu'on appelle la Terreur. Comme on sait, la Révolution de 1789, symbolisée par la prise de la Bastille, fit relativement peu de victimes. Le bain de sang débuta en 1793 avec la Terreur — et l'usage intensif de la machine à raccourcir, autrement dit la guillotine. 

    C'est l'été 1794, quelques jours avant la chute de Robespierre et la fin de cette parenthèse sanglante qui coûta la vie à des dizaines de milliers d'innocents. Saint Lazare cour 1789 hubert robert.jpgNous sommes à Saint-Lazare, une ancienne léproserie devenue une prison où s'entassent les suspects de tous bords (artistes, écrivains, aristocrates, religieuses, etc.). Dans cette petite société des bannis (promis à une mort certaine), il y a un poète, André Chénier, dont certains vers ont déplu aux jacobins au pouvoir. Gaillard retrace avec talent les derniers jours du poète qui attend la charrette funeste et croise, dans sa prison, les peintres Suvée et Hubert Robert (qui peignit la cour de la prison sous la terreur, cf. illustration), le poète Roucher, la mère abbesse de Montmartre et la belle Aimée de Coigny. Il y croisera également d'autres personnages dont le divin marquis de Sade, qui échappera par miracle à la guillotine. C'est l'occasion, pour Gaillard, de fantastiques portraits, vivants et colorés, de ces figures marquantes de la Révolution. Sa verve se déploie pour évoquer Marat et Charlotte Corday, Olympe de Gouges ou Robespierre, Danton ou le peintre collabo David (il dénonça son collègue Hubert Robert).

    Unité de temps, de lieu et d'action : Gaillard ne perd jamais de vue l'essentiel, la vie de son poète condamné à une mort injuste. Il cite longuement ses vers, célèbre sa musique, son amour de la Grèce et de Rome, ses rêveries pastorales. En même temps, il souligne l'incroyable imposture de cette révolution qui se rêve citoyenne et finit par devenir une dictature sanglante. Comment en est-on arrivé là ? Qui a trahi les idéaux révolutionnaires ? Là aussi, s'appuyant sur une riche documentation, Gaillard éclaire l'histoire et en démonte les ressorts. Il rend hommage au poète Chénier et nous livre une fresque impitoyable de ces dix mois terrifiants. 

    Un dernier mot sur l'écriture, fastueuse, de Gaillard : à la fois madrigal, enquête historique, ode à la poésie, son livre est un régal et une fête de la langue. 

    A ne pas manquer !

    * Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, éditions de l'Aire, 2021.

  • Voir Venise et renaître (Jean-Bernard Vuillème)

    images.jpegDe L'Amour en bateau (1990) à La Mort en gondole (2021), il n'y a qu'un pas que les lecteurs de Jean-Bernard Vuillème (né à Neuchâtel en 1950) franchiront allègrement. On y retrouve les thèmes chers à cet écrivain singulier : l'amour, bien sûr, l'errance, la fuite, l'improbable rencontre, la fascination de la mort, etc. On y retrouve aussi le ton grave et désinvolte de ses livres précédents — la mort y rôde à chaque page — cet univers de personnages un peu perdus, en quête d'eux-mêmes, proche de Kafka et de Robert Walser. 

    La Mort en gondole*, son dernier roman, se décline en trois parties, « valse mélancolique et langoureux vertige » (Baudelaire). images-1.jpegDans la première partie, le narrateur, homme en rupture, décide de larguer les amarres et d'aller rejoindre à Venise une ancienne amie qui écrit une thèse sur le peintre Léopold Robert — un artiste neuchâtelois aujourd'hui oublié, mais qui reçut tous les honneurs au début du XIXè siècle. Au cours du trajet ferroviaire, le narrateur imagine les retrouvailles avec cette femme qu'il connaît à peine et s'imprègne déjà de la vie (tragique) de Léopold Robert. La deuxième partie retrace les retrouvailles à la fois improbables et décevantes avec cette jeune femme, Silvia, qui ressemble à bien des héroïnes de Vuillème : indéchiffrable, fantasque, maniant l'ironie comme une seconde langue, attachante et agaçante. Comment saisir une ombre qui se dérobe (et se moque de vous) ?

    À mesure que Silvia se dérobe, s'impose insidieusement la figure de Léopold Robert (mort à Venise en 1835, après s'être tranché la gorge). Le narrateur glisse ses pas dans les pas du peintre. Il imagine son atelier, ses déambulations, ses espoirs et ses chagrins dans la cité des Doges. is-1.jpgIl faut dire que Robert, après avoir suivi à Paris les cours de David et de Gros et remporté plusieurs succès d'estime, partit pour Rome où il tomba amoureux d'une princesse, Charlotte Bonaparte, nièce de Napoléon — une femme qui n'était ni de son milieu ni de son genre, comme dirait Proust. Si, au début, la princesse ne fut pas insensible au charme du jeune peintre et lui laissa quelques espoirs, elle épousa toutefois un autre homme (mort empoisonné, semble-t-il) et ne céda jamais à l'artiste romantique. Celui-ci partit pour Florence, puis s'exila à Venise, plein d'amertume et de chagrin, où il connut la fin tragique que l'on sait. Vuillème se joue parfaitement des clichés sur la Venise romantique (Thomas Mann, les voyages de noces, les promenades en gondole, etc.), haut lieu des passions malheureuses. Sa Venise est un labyrinthe où le narrateur peine à trouver son chemin.

    La dernière partie, qui retrace les dernières heures de Léopold Robert, solitaire, exilé et retouchant sans fin ses toiles (avec le couteau qui lui servira à se trancher la gorge!) est haletante et surprenante. Et la fin du roman — du pur Vuillème — mêle habilement le tragique et le burlesque. 

    Un roman singulier qui est à la fois un hommage à un grand peintre oublié et une quête d'identité (et de renaissance) dans une ville surchargée d'images et d'histoires extraordinaires. Métaphore délicate : le bateau est ici une gondole — la même qui transporte les morts au cimetière marin, leur dernière demeure, et qui balade les amoureux à travers les canaux romantiques de la ville.

    * Jean-Bernard Vuillème, La Mort en gondole, Zoé, 2021.