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  • Le mauvais exemple des Conseilers fédéraux


    2018_07_19_Couverture_Burkhalter_3_VD4.jpgL'un et l'autre ont été Conseillers fédéraux — pas des plus brillants, mais enfin…

    L'un et l'autre publient un livre de souvenirs, très largement subventionné (État et Ville de Fribourg pour Joseph Deiss ; État de Vaud et Ville de Lausanne et de Vevey pour Didier Burkhalter) — alors qu'ils jouissent, tous deux, d'une retraite confortable payée par leurs concitoyens.

    Le premier livre est imprimé en Bulgarie ; images-1.jpegle second en Turquie — alors que les imprimeurs suisses, l'un après l'autre, doivent mettre la clé sous le paillasson. Le dernier en date, l'imprimerie Gasser, au Locle, a cessé ses activités ce mois-ci…

    Ainsi fonctionnent les lois du libre-échange et du marché, me dira-t-on.

    On me permettra, tout de même, d'être choqué par cette situation…

  • Enseignement numérique: captif dans le meilleur des mondes

    Unknown-1.jpegOPINION. En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché, estime l’écrivain Jean-Michel Olivier

    L’univers numérique ressemble au monde enchanté d’Alice: tout y est coloré, ludique, musical, plein de joyeuses surprises: un lapin blanc en redingote vous invite dans son terrier, un jeu de cartes s’anime sous vos yeux, un lièvre de mars raconte des histoires drôles, etc. Dans ce monde enchanté, les merveilles sont partout; l’émerveillement est constant.

    Le monde numérique est à l’image de la fantasmagorie de Lewis Carroll.

    En plus, tout y est gratuit.

    Quelle aubaine!

    Bien sûr, c’est une supercherie. Comme on ne rase pas gratis, les outils numériques (ordinateurs, tablettes, portables, logiciels) coûtent cher, parfois même très cher. D’ailleurs, leur prix ne cesse d’augmenter, comme les abonnements de téléphonie et de wi-fi, indispensables pour les utiliser. Ainsi, équiper les écoles en matériel numérique coûtera de plus en plus cher et les rendra captives du bon vouloir de sociétés comme Swisscom, Salt ou Free, auxquelles on ne peut échapper. En outre, l’obsolescence de ces appareils est déjà programmée, ce qui induit l’achat de nouveaux appareils, qui coûteront plus cher que les précédents et seront remplacés, en temps voulu, par d’autres modèles encore plus chers…

    Il ne s’agit plus de former, mais d’informer

    En «axant l’école sur le numérique», la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP), Anne Emery-Torracinta, fait de l’école genevoise une esclave du marché: c’est le désir de toutes les compagnies qui poussent les établissements scolaires à faire ce pas, qui ne sera jamais gratuit. On parle peu de cet aspect purement marchand. Et pourtant: il est au centre du deal.

    Pour travailler, un écrivain a besoin d’une feuille de papier et d’une bonne plume (ou d’un crayon). Quand la plume est à sec, on achète une cartouche d’encre. Quand le crayon est fatigué, on taille sa mine. Le tout pour une dizaine de francs, TVA comprise. C’est le prix de sa liberté. Avec ce matériel ultra-performant, l’écrivain peut écrire ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Il ne dépend de personne.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place

    images-1.jpegDésormais, pour écrire, l’écolier aura besoin d’une tablette (Samsung ou Apple, à partir de 300 francs) et il sera à la merci d’une panne de batterie ou d’électricité (comme on sait, les batteries au lithium ne sont pas sans danger pour l’environnement). Il utilisera un logiciel payant (150 francs environ), qui corrigera automatiquement ses fautes de grammaire et d’orthographe. Ensuite, il imprimera son texte sur une imprimante HP (200 francs) programmée pour devenir obsolète dans cinq ans et qui a besoin, à intervalles réguliers, de nouvelles cartouches d’encre, qui ne sont pas données (entre 30 et 50 francs).

    Tel est le prix de sa servitude.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place. Le (ou la) prof est désormais «un médiateur», un «animateur», comme on en trouve dans les camps de vacances (d’ailleurs, l’école numérique est un immense terrain de jeu où le plaisir est roi). Il ne s’agit plus de former les élèves à maîtriser les connaissances de base (lire, écrire, compter), mais de les informer, en allant surfer sur Google Maps ou sur Wikipédia (j’en reste, volontairement, aux sites les plus avouables, car les élèves, secret de Polichinelle, fréquentent plutôt d’autres lieux!).

    Le marché est entré dans l’école

    Unknown-2.jpegIl y a belle lurette que le maître (la maîtresse) n’est plus au centre de la classe, et que l’enfant roi fait la loi. A Genève, la descente aux enfers a commencé avec Martine Brunschwig Graf, et s’est poursuivie avec Charles Beer. Le marché est entré dans l’école avec ses règles et ses prix, imposant, peu à peu, la tyrannie des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur tous les utilisateurs d’ordinateurs: l’information sélectionnée, la pensée binaire, le formatage de la réflexion, le harcèlement numérique, etc.

    Certains esprits naïfs pensent que le numérique favorisera l’égalité des chances entre les élèves, et que l’école, ainsi, ne discriminera plus personne. Là encore, c’est un mensonge. En abandonnant la lecture de livres trop longs ou difficiles (on les a remplacés par des articles de journaux, plus faciles à comprendre), on limite l’aptitude à lire et à comprendre un texte complexe. En multipliant les activités ludiques, on fait croire à l’élève que tout lui est donné, et accessible, gratuitement et sans effort. Par l’éparpillement des connaissances informatiques, on n’aide pas l’élève à construire un savoir structuré et solide.

    En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché. Sans parler des dégâts médicaux (problèmes de vue, mal de dos, etc.) que provoque cette merveilleuse révolution numérique.

    «A quoi bon un livre sans images ni dialogues?» demandait Alice.

    La réponse est simple: à développer l’imagination, à pleurer et à rire, à vivre mille vies différentes de la sienne.

    Autrement dit: à devenir soi-même et à comprendre le monde.

  • Sur les traces de la femme invisible (Nathalie Piegay)

    Unknown-2.jpegDans La femme invisible*, Nathalie Piegay, professeur de littérature française à UNIGE, réussit un pari impossible : rendre vivante et visible une femme restée dans l'ombre de son amant (Louis Andrieux, homme politique français, ami de Georges Clémenceau) et de son fils unique, Louis Aragon. On connaît l'imbroglio familial : le poète est élevé par sa mère Marguerite (qu'on fait passer pour sa grande sœur) et sa grand-mère (qu'on fait passer pour sa mère). Vous suivez ?

    À vingt ans, Aragon découvrira la vérité. Il restera attaché à sa mère toute sa vie et vouera une inimité tenace à ce père célèbre et brillant qui les a entretenus, mais aussi soigneusement tenus à distance de sa vie officielle. Nathalie Piegay dénoue parfaitement cet imbroglio —, qui a tout de même produit l'un des plus grands écrivains français du XXème siècle !

    Unknown-1.jpegLa vie de Louis Andrieux, le père donc, est connue et largement étudiée (voir ici). Mais on savait peu de choses sur Marguerite qui a élevé et aimé cet enfant naturel. Nathalie Piegay mène l'enquête. Elle se rend sur les lieux où Marguerite a vécu. Elle découvre que cette femme, jusqu'ici invisible, a exercé plusieurs métiers et qu'elle a écrit des romans, vendus comme suppléments à certains magazines féminins. Une abondance de romans, même.

    Quelle influence cette mère écrivaine (et traductrice) a-t-elle eue sur son fils ? Impossible à dire, bien sûr.

    Mais le feu de l'écriture passe par là…

    Au fil des pages, le mystère Marguerite se dévoile. Mais la part d'ombre reste intense, car les documents, textes, traces de cette vie discrète font défaut. Nathalie Piegay se livre elle-même beaucoup dans le portrait de cette femme « invisible », avec une ferveur teintée de féminisme. Ce qui rend le livre (est-ce un roman ? un récit ? un essai ?) à la fois attachant et passionnant à lire.

    La Femme invisible fait partie du dernier trio de prétendants au Prix Renaudot essai. Je lui souhaite bonne chance !

    * Nathalie Piegay, La Femme invisible, éditions du Rocher, 2018.