L’univers numérique ressemble au monde enchanté d’Alice: tout y est coloré, ludique, musical, plein de joyeuses surprises: un lapin blanc en redingote vous invite dans son terrier, un jeu de cartes s’anime sous vos yeux, un lièvre de mars raconte des histoires drôles, etc. Dans ce monde enchanté, les merveilles sont partout; l’émerveillement est constant.
Le monde numérique est à l’image de la fantasmagorie de Lewis Carroll.
En plus, tout y est gratuit.
Quelle aubaine!
Bien sûr, c’est une supercherie. Comme on ne rase pas gratis, les outils numériques (ordinateurs, tablettes, portables, logiciels) coûtent cher, parfois même très cher. D’ailleurs, leur prix ne cesse d’augmenter, comme les abonnements de téléphonie et de wi-fi, indispensables pour les utiliser. Ainsi, équiper les écoles en matériel numérique coûtera de plus en plus cher et les rendra captives du bon vouloir de sociétés comme Swisscom, Salt ou Free, auxquelles on ne peut échapper. En outre, l’obsolescence de ces appareils est déjà programmée, ce qui induit l’achat de nouveaux appareils, qui coûteront plus cher que les précédents et seront remplacés, en temps voulu, par d’autres modèles encore plus chers…
Il ne s’agit plus de former, mais d’informer
En «axant l’école sur le numérique», la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP), Anne Emery-Torracinta, fait de l’école genevoise une esclave du marché: c’est le désir de toutes les compagnies qui poussent les établissements scolaires à faire ce pas, qui ne sera jamais gratuit. On parle peu de cet aspect purement marchand. Et pourtant: il est au centre du deal.
Pour travailler, un écrivain a besoin d’une feuille de papier et d’une bonne plume (ou d’un crayon). Quand la plume est à sec, on achète une cartouche d’encre. Quand le crayon est fatigué, on taille sa mine. Le tout pour une dizaine de francs, TVA comprise. C’est le prix de sa liberté. Avec ce matériel ultra-performant, l’écrivain peut écrire ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Il ne dépend de personne.
Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place
Désormais, pour écrire, l’écolier aura besoin d’une tablette (Samsung ou Apple, à partir de 300 francs) et il sera à la merci d’une panne de batterie ou d’électricité (comme on sait, les batteries au lithium ne sont pas sans danger pour l’environnement). Il utilisera un logiciel payant (150 francs environ), qui corrigera automatiquement ses fautes de grammaire et d’orthographe. Ensuite, il imprimera son texte sur une imprimante HP (200 francs) programmée pour devenir obsolète dans cinq ans et qui a besoin, à intervalles réguliers, de nouvelles cartouches d’encre, qui ne sont pas données (entre 30 et 50 francs).
Tel est le prix de sa servitude.
Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place. Le (ou la) prof est désormais «un médiateur», un «animateur», comme on en trouve dans les camps de vacances (d’ailleurs, l’école numérique est un immense terrain de jeu où le plaisir est roi). Il ne s’agit plus de former les élèves à maîtriser les connaissances de base (lire, écrire, compter), mais de les informer, en allant surfer sur Google Maps ou sur Wikipédia (j’en reste, volontairement, aux sites les plus avouables, car les élèves, secret de Polichinelle, fréquentent plutôt d’autres lieux!).
Le marché est entré dans l’école
Il y a belle lurette que le maître (la maîtresse) n’est plus au centre de la classe, et que l’enfant roi fait la loi. A Genève, la descente aux enfers a commencé avec Martine Brunschwig Graf, et s’est poursuivie avec Charles Beer. Le marché est entré dans l’école avec ses règles et ses prix, imposant, peu à peu, la tyrannie des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur tous les utilisateurs d’ordinateurs: l’information sélectionnée, la pensée binaire, le formatage de la réflexion, le harcèlement numérique, etc.
Certains esprits naïfs pensent que le numérique favorisera l’égalité des chances entre les élèves, et que l’école, ainsi, ne discriminera plus personne. Là encore, c’est un mensonge. En abandonnant la lecture de livres trop longs ou difficiles (on les a remplacés par des articles de journaux, plus faciles à comprendre), on limite l’aptitude à lire et à comprendre un texte complexe. En multipliant les activités ludiques, on fait croire à l’élève que tout lui est donné, et accessible, gratuitement et sans effort. Par l’éparpillement des connaissances informatiques, on n’aide pas l’élève à construire un savoir structuré et solide.
En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché. Sans parler des dégâts médicaux (problèmes de vue, mal de dos, etc.) que provoque cette merveilleuse révolution numérique.
«A quoi bon un livre sans images ni dialogues?» demandait Alice.
La réponse est simple: à développer l’imagination, à pleurer et à rire, à vivre mille vies différentes de la sienne.
Autrement dit: à devenir soi-même et à comprendre le monde.