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  • À lire et à offrir : Manifestes incertains (Frédéric Pajak)

    images-4.jpegVoilà une nouvelle qui nous réjouit : Frédéric Pajak a reçu, hier, le prestigieux Prix Médicis de l'essai pour son Manifeste incertain*, qui en est déjà à son troisième volume. L'œuvre de Pajak est aussi riche que singulière. Elle compte une vingtaine de livres, la plupart « illustrés » de ses propres dessins (mais le dessin, chez Pajak, n'illustre pas le texte : il l'accompagne et le prolonge).

    Pour lui rendre hommage, je reproduis une note écrite il y a quelques années, à l'occasion de la publication de Humour, une biographie de James Joyce**. 

    On ne présente plus Frédéric Pajak, dessinateur et écrivain né en 1955 dans les Hauts-de-Seine, mais vivant en Suisse depuis longtemps. Après s'être occupé de la revue artistique Voir, dans les années 80, il a publié son premier livre chez Bernard Campiche, en 1987. C'était un roman : Le Bon Larron. Mais l'ouvrage qui l'a fait connaître, c'est incontestablement L'Immense solitude, paru en 1999, et couronné par le Prix Dentan. Dans ce livre, Pajak invente une forme parfaitement originale, qui désormais est sa marque de fabrique : le texte et le dessin y sont si intimement liés qu'ils doivent se lire ensemble, à chaque page, d'un même regard. Ce n'est pas un livre illustré, ni une nouvelle forme de BD, mais un alliage à la fois fascinant et puissant entre les mots et les images, qui sont comme mis en miroir. Tantôt l'image reflète le texte, tantôt elle le prolonge, tantôt même elle prend son contre-pied : à chaque fois, pourtant, entre les mots et les dessins, il y a un décalage, qui s'avère être fécond.

    Après Nietzsche et Pavese, après Apollinaire et ses Lettres à Lou, voici la vie d'une autre icône de la littérature mondiale : James Joyce et ses errances à travers l'Europe (Dublin, Paris, Trieste, Pola, Zurich,). Joyce toujours accompagné de la belle Nora et de ses deux enfants, au destin douloureux, Giorgio et Lucia. images-2.jpegJoyce toujours flanqué de son ange gardien Stanislaus, qui est aussi son frère et son homme à tout faire. Grâce aux dessins de Pajak (qui passe ici à la couleur, ce qui ne va pas toujours de soi, tant son dessin aux tensions dramatiques s'accommode mieux, à mon avis, du noir et blanc) nous suivons pas à pas, à la première personne, le chemin solitaire de l'auteur d'Ulysse. Une misère qui lui colle à la peau, des ennuis de santé, une absence presque totale de reconnaissance : voilà le lot du grand James Joyce - sans parler de son goût pour la dive bouteille (le vin blanc suisse plutôt que le whisky irlandais), de ses dépressions et des soucis qui lui cause la maladie de sa fille Lucia, schizophrène.

    images-1.jpegMêlant sa vie à celle de Joyce, Pajak nous raconte l'histoire de son amitié pour Yves Tenret, complice de longue date et spécialiste du grand James. Comme dans ses précédents ouvrages, il s'agit donc d'une autobiographie croisée, d'un jeu de miroirs qui permet à Pajak de se mettre en scène (et en question) dans son travail. Même si, dans Humour, la paraphrase semble trop abondante (il existe déjà des dizaines de biographies de Joyce), le résultat est remarquable par son pouvoir d'évocation.

    * Frédéric Pajak, Manifeste incertain, éditions Noir sur Blanc, 2014.

    ** Humour, une biographie de James Joyce, par Frédéric Pajak, PUF, 2001.

  • À lire et à offrir : Black Whidah (Jack Küpfer)

    images-7.jpegC'est surtout comme poète que s'est fait connaître Jack Küpfer, né à Moudon en 1966, imprimeur, puis marin au long cours. On lui doit en effet une Anthologie de la poésie romande d'hier à aujourd'hui (Favre, 2007), ainsi que plusieurs recueils de poèmes. 

    Mais aujourd'hui, avec Black Whidah*, il abandonne les rivages éthérés de la poésie romande — toujours en quête de la rose bleue qui faisait tant rire Frisch ! — pour oser se lancer dans un voyage plein de périls et de péripéties. Car Black Whidah est d'abord un grand roman d'aventures. Chaque phrase est lancée comme une flèche. Et le lecteur, pas à pas, mot à mot, avance dans cette jungle foisonnante (et luxuriante) comme on traverse une mer agitée. On est loin des sanglots longs des violons nombrilistes ou des tourments d'écrivaines vaines en mal d'inspiration…

    images-6.jpegIci, avec Küpfer, on part pour le grand large : la mer, toujours recommencée, le commerce des esclaves, l'histoire de l'Afrique négrière qu'il ne faut jamais oublier. On est en 1808. Le héros du livre, Gwen Gordon, écossais de naissance, puis marin et pirate à ses heures, accompagne un riche capitaine dans les forêts mortelles d'une région imaginaire, le Whidah, berceau de la magie vaudou. Bien sûr, rien ne se passera comme prévu. Et les péripéties abondent dans ce roman au souffle épique, très bien écrit, qui nous entraîne sur les traces (pas encore effacées) des négriers. 

    L'aventure, ici, va de pair avec une critique sociale qui n'est jamais binaire, ou dogmatique. C'est tout l'intérêt du roman. On se prend d'affection pour ce Gordon (lointaine réminiscence de l'Ingénu de Voltaire?) qui traverse la vie comme un bateau la haute mer. Le port se fait attendre, comme toujours. Mais une fois arrivé, le corps couvert d'embruns, on ne peut que se dire : quelle aventure ! Et quel livre !

    * Jack Küpfer, Black Whidah, Olivier Morattel, éditeur, 2014.

  • À lire et à offrir : Monsieur vitesses(Maxime Maillard)

    data_art_8396709_news624.jpgC'est un petit livre très étrange, Monsieur vitesses* de Maxime Maillard (né en 1982 dans le canton de Vaud) : ni essai, ni roman, un peu récit autobiographique, mais surtout mosaïque de saynètes poétiques qui sautent souvent du coq à l'âne, pour donner de la vitesse à l'écriture, et composent, au final, une sorte d'« essai en immersion », comme dirait l'auteur : un portrait diffracté.

    Cette discontinuité fait à la fois la force et la faiblesse de ce Monsieur vitesses qui entraîne le lecteur sur les pistes de la nature (très présente dans le livre) et de son imagination débridée. Mais disons-le : surtout la force. On saute, on gambade, on escalade des talus, on franchit des ruisseaux : le narrateur, après avoir longtemps cherché sa voie, devient ce jardinier qu'il a peut-être rêvé d'être, dans une autre vie. Il ausculte alors les paysages, parle aux oiseaux comme aux arbres, se sent chez lui dans ce pays qu'il chante avec des mots forts et beaux. « Nous buvions du Spritz autour d'une lady apocalyptique. J'avais la bagnole. Eux, le caprice. »

    Il y a de nombreuses trouvailles, belles et profondes, qui jaillissent de cette écriture comme autant d'étincelles qui « jamais ne s'éteignent, et jamais ne s'allument. » Unknown.pngEt ces trouvailles forment un tableau (un portrait en mouvement) tout en nuances et en anfractuosités, en  petits gouffres et en puits de lumière.

    La faiblesse, c'est bien sûr le côté décousu de cette course à l'abîme. On aimerait quelquefois que l'écriture soit plus tenue, plus sobre encore, que le fil du récit nous entraîne vers des régions encore plus sauvages et inconnues des cartes contemporaines. Mais cette (petite) faiblesse fait aussi tout le charme de ce Monsieur vitesses qui est davantage qu'un exercice de style, ou que le résultat d'un atelier d'écriture : une vraie réussite.

    * Maxime Maillard, Monsieur vitesses, éditions d'autre part, 2014.