Dès qu’Adèle passe le seuil du café King’s, elle jette un œil vers cette table, là-bas, dans la pénombre.
Son cœur s’arrête.
Un homme est assis à la table. À leur table. On ne voit que son dos. Épaules larges. Crâne un peu dégarni. Le corps penché en avant comme s’il écrivait ou tapotait sur le clavier de son ordinateur. Vertige. Adèle ne bouge plus. Un instant, elle croit reconnaître l’homme qu’elle voit de dos. Assis à la place de Philippe. Portant lui aussi ce veston noir en velours côtelé que son mari aimait. Un bref instant, elle a envie de l’appeler, de se précipiter vers lui. Mais quelque chose sonne faux. À sa table, l’homme finit sa bière. Il se tourne à demi vers la serveuse pour commander un autre galopin. Adèle découvre son profil. Son vrai profil. Sa peau marquée de tavelures, son nez un peu écrasé. Les cheveux argentés sur ses tempes. Il n’a pas de lunettes.
Mais aussitôt elle sait que ce n’est pas lui.
Pas celui qu’elle cherche. Pas celui qu’elle attend.
Elle a envie de faire demi-tour. Mais au lieu de partir elle traverse le café. Elle passe devant l’homme assis seul à sa table. Sans un regard et sans un mot. Elle prend le petit escalier qui mène aux toilettes.
Devant la glace, le cœur battant, Adèle se refait un visage. Cheveux d'un blond sauvage et cru. Comme si quelqu'un y avait mis le feu avec une allumette. Visage rond et lisse. Yeux d'une belle couleur verte. Petites veinules irradiant sur les tempes et le menton retroussé. Oreilles toujours ornées de perles, par grappes de trois ou de cinq prises dans un pendentif d'argent. Bouche aux dents éclatantes. Mais aux lèvres maintenant cette expression de lassitude qui ne la quitte plus.
Ce parfum de fatigue.
Elle est devant la glace. Elle arrange son visage. Elle est prête au combat.
Son visage, elle le regarde cent fois par jour. Chaque fois qu'elle croise un miroir. C'est devenu un tic. Une obsession. Comme si elle avait peur de le perdre. Partout elle cherche à capter son reflet. À voir comment le temps inscrit sa marque sur le parchemin de sa peau, creuse des rides, alourdit le menton, ternit l'éclat des yeux rieurs. Tout cela elle le sait. Mais elle ne peut s'empêcher d'ausculter son visage cent fois par jour comme si elle voulait se convaincre de sa réalité.
Elle remonte le petit escalier et marche droit vers l’homme au crâne dégarni toujours assis à la même table.