Le soir suivant, je me rendis très tôt à La Taverne. Il restait heureusement quelques places. Je m’installai à une petite table non loin du piano. Il y eut deux autres groupes avant Oscar et son trio. Les deux parfaitement inconnus. Et parfaitement géniaux. Dans la salle enfumée, l’excitation montait comme une fièvre. L’air devenait irrespirable. Les yeux me piquaient.
Quand le géant parut, costume noir et nœud papillon, chemise blanche à jabots, tout le monde arrêta de parler. Il regarda la salle, sourit, posa sur son piano une serviette-éponge de boxeur, et s’assit sans un mot. Yeux fermés. Bouche ouverte. Il respira à pleins poumons avant de sauter dans le vide.
Grâce à Élias, je connaissais Peterson par ses disques, ses reprises des standards de Gershwin ou de Jerome Kern. Ses improvisations prodigieuses. Sa carrière de sideman impeccable derrière Ella Fitzgerald, Anita O’Day, Coleman Hawkins, Stan Getz. Mais là, face au colosse canadien, pris dans un corps à corps perdu avec son instrument, je compris combien la musique était une affaire d’âme et de corps. Inséparables. Le jazz n’est pas une chose mentale. Une invention désincarnée. Mais au contraire un esprit qui s’incarne dans un corps, et respire avec lui, souffre avec lui. Jouit avec lui. J’ai découvert cela en regardant Oscar lutter comme un boxeur avec le grand piano noir. Marmonner. Cracher ses imprécations.
Netteté de l’articulation. Force incroyable de l’expression. Vitesse et précision de la frappe. Richesse de la sonorité. Couleurs prodigieuses de l’harmonie réinventée. Cadences infernales. Imagination sans limite. Générosité de l’âme et du corps qui s’offrent sans retour…
Ce soir-là, mon troisième soir à Toronto, Peterson a joué des mélodies de Kern et de Rodgers. Mais aussi une incroyable version de Blue Moon, cette scie des années 30, popularisée ensuite par Elvis Presley. Accords perlés pour exposer le thème, puis cavalcade en guise de premier chorus. Course effrénée des doigts sur le clavier devenu firmament, mer à perte de vue. Clins d’œil à Tatum en passant, main gauche acrobatique, nouveau clin d’œil à Bill Evans, à Garner, à Powell. Atterrissage en trilles langoureuses. Point d’orgue.
Applaudissements.
Le géant a joué deux heures presque sans s’arrêter, ni reprendre son souffle.
De temps à autre, il s’épongeait le front comme un boxeur groggy. Il annonçait un titre. Il présentait ses musiciens. Le public de La Taverne était debout. Oscar poursuivait son chemin, entre déluge et délire savamment raisonné. Élégance. Précision. Générosité. Puis il a disparu aussi vite qu’il était apparu sur scène.
Quand le géant parut, costume noir et nœud papillon, chemise blanche à jabots, tout le monde arrêta de parler. Il regarda la salle, sourit, posa sur son piano une serviette-éponge de boxeur, et s’assit sans un mot. Yeux fermés. Bouche ouverte. Il respira à pleins poumons avant de sauter dans le vide.
Grâce à Élias, je connaissais Peterson par ses disques, ses reprises des standards de Gershwin ou de Jerome Kern. Ses improvisations prodigieuses. Sa carrière de sideman impeccable derrière Ella Fitzgerald, Anita O’Day, Coleman Hawkins, Stan Getz. Mais là, face au colosse canadien, pris dans un corps à corps perdu avec son instrument, je compris combien la musique était une affaire d’âme et de corps. Inséparables. Le jazz n’est pas une chose mentale. Une invention désincarnée. Mais au contraire un esprit qui s’incarne dans un corps, et respire avec lui, souffre avec lui. Jouit avec lui. J’ai découvert cela en regardant Oscar lutter comme un boxeur avec le grand piano noir. Marmonner. Cracher ses imprécations.
Netteté de l’articulation. Force incroyable de l’expression. Vitesse et précision de la frappe. Richesse de la sonorité. Couleurs prodigieuses de l’harmonie réinventée. Cadences infernales. Imagination sans limite. Générosité de l’âme et du corps qui s’offrent sans retour…
Ce soir-là, mon troisième soir à Toronto, Peterson a joué des mélodies de Kern et de Rodgers. Mais aussi une incroyable version de Blue Moon, cette scie des années 30, popularisée ensuite par Elvis Presley. Accords perlés pour exposer le thème, puis cavalcade en guise de premier chorus. Course effrénée des doigts sur le clavier devenu firmament, mer à perte de vue. Clins d’œil à Tatum en passant, main gauche acrobatique, nouveau clin d’œil à Bill Evans, à Garner, à Powell. Atterrissage en trilles langoureuses. Point d’orgue.
Applaudissements.
Le géant a joué deux heures presque sans s’arrêter, ni reprendre son souffle.
De temps à autre, il s’épongeait le front comme un boxeur groggy. Il annonçait un titre. Il présentait ses musiciens. Le public de La Taverne était debout. Oscar poursuivait son chemin, entre déluge et délire savamment raisonné. Élégance. Précision. Générosité. Puis il a disparu aussi vite qu’il était apparu sur scène.
extrait de La Vie Mécène, roman, L'Âge d'Homme, 2007.