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mythologies

  • Faute de mythes, qu'ils mangent des marques !

    par Marc Fumaroli (de l’Académie française)

     

    images-1.jpegLes Mythologies* de Barthes ont dépassé leur cinquantième anniversaire, (I957-2007).Ce recueil reste un livre-culte. A cette époque, critique à Combat, Barthes pratiquait encore en amateur les« sciences humaines » (marxisme, linguistique, sémiotique). Fécond en formules risquées (« Garbo, c’est l’Idée, Hepburn, l’Evénement »), il prenait pour objet d’analyse, au même titre que Racine ou Verne, une réclame (« Omo lave plus blanc »), un fait divers( Dominici), un homme politique (Poujade), un sport (catch, cyclisme), tous phénomènes artisanaux d’une IVe République pas encore entrée dans l’âge américain de la consommation. Incurable germanopratin, Barthes n’en prétendait pas moins dévoiler par quel système sémiologique caché, « La Bourgeoisie, Société Anonyme », aliénait sa clientèle passive, la petite bourgeoisie métropolitaine ou coloniale, pour mieux lui inculquer son idéologie « réifiée ».

    Outre–Atlantique, on lut plus attentivement ces analyses qu’à Paris. De cette savante et brillante french theory de gauche, les essayistes du New Yorker firent le principe de la montée en grade de leur formidable pop culture commerciale en pop Art muséifié. leurs brands et leurs people se retrouvèrent bientôt, portraiturés par Warhol, en stars et en gods d’un Olympe publicitaire, élargi de Los Angeles à New York, de Greta Garbo à Estée Lauder, et de là au monde entier. Barthes entre temps avait eu le temps de faire machine arrière, et d’écrire Fragments d’un discours amoureux.

    Mythologies auraient dû s’intituler proprement Mystifications. Mais cette interversion de notions-est la clef du livre et de son succès. Un mythe n’est jamais un mensonge, à plus forte raison un bluff publicitaire, mais un récit, lié à un rite religieux. C’est ce fait à double face, cultuel et non culturel, étranger, antérieur et supérieur au vrai et au faux, qui fonde une société, innerve ses arts, y rend possible éducation et transmission. La mystification triomphe quand elle se voit qualifier pompeusement de mythe, alors que sa plasticité (le polystyrène cher au Barthes des Mythologies !) n’en saurait tenir lieu. Une fois privée (ou délivrée) de son axe et de son en -deçà mythiques, la société se mystifiant et d’idolâtrant elle-même demande à la propagande, à la publicité, à la bourse, de lui prêter tous les renversements de valeur auxquelles elle ne peut plus croire, qu’elle ne supporte plus longtemps, dont elle veut changer sans cesse, mais dont la noria décevante lui est indispensable pour lui tenir lieu de raison d’être provisoire.

    images.jpegLa fable du romancier genevois Jean-Michel Olivier, L’amour nègre**, décrit avec une feinte simplicité désarmante ce tournis mystificateur où s’emballe la Société Anonyme globale que Barthes n’avait fait qu’entrevoir. Qui pourrait mieux s’en acquitter qu’un Adam, Ingénu ou Huron fort bien fait, né au fond de l’Afrique, dans le berceau de toutes les familles humaines, émergentes ou décadentes? Soustrait à sa forêt, à son volcan et à sa tribu, Moussa-Adam a été échangé par son père contre une TV plasma dernier cri, et adopté, après et avant beaucoup d’autres enfants de pays affamés, par un couple d’acteurs hollywoodiens jeunes, célébrissimes et richissimes. Dans leur vaste ranch californien, ces parents adoptifs vivent suspendus à leurs psys Toutes les marques de luxe globales remplissent leurs armoires, leur cuisine, leur garage, leurs chaînes hi-fi, leurs écrans et commandent leur lifestyle. Leurs enfants adoptifs sont aussi privés de précepteurs qu’ils l’étaient dans leur bled d’origine.

    Nature droite, Adam s’adapte sans peine à la vie sauvage dans ce confort oisif en compagnie d’adolescents de son âge. Il aime un peu trop faire crépiter le feu, mais il venge en héros, à coup de hache, une jolie sœur d’adoption menacée de viol, après quoi il l’engrosse très tendrement. Ses parents s’en débarrassent en le confiant à un collègue célibataire, dont le sourire sympathique est aussi mondialement connu que la moustache de Staline ou le double menton de Mao. Ce double de Clooney vit le plus souvent dans son archipel polynésien, en compagnie d’un gourou New Age. Adam est ravi par ce nouveau lifestyle écolo, mosaïque de poncifs hauts de gamme, très hospitaliers à première vue. Sans qu’il y soit pour rien, tout finit bientôt en château de cartes et en flammes.

    Une fuite de bande dessinée, dans un puissant hors bord, le fait aboutir dans un paradis de grand luxe asiatique. Devenu imbattable en matière de marques globales (ce sont les grandes éducatrices de notre temps!), Adam se fait vite rhabiller, et surtout déshabiller, par une Suissesse, banquière virtuose du tourisme sexuel. Avant de le laisser tomber, elle le ramène, fière et grosse, à Genève. Là, ce Lazarillo de Tormès contemporain rencontre enfin, faute de père, le patron qui lui convient. Associé à ce sorcier avisé, il fait auprès des dames, déçues par leur psy, le seul métier qui n’a pas besoin d’être appris. Faute de mythe et de rite, ce service naturel et non mystifié semble fort en demande, dans fabuleux luxe culturel et virtuel où la Bourgeoisie globale entend échapper à la condition humaine et commune.

    Adam est l’anti-Basquiat. Fils renié des mythes et des rites, il reste nature et joyeux dans le monde atrophié de la pub et des marques.

    Plus déluré que Jean Michel Olivier, tu meurs.

    © Le Point du 4.11.2010

    * Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, collection Points.

    ** Jean-Michel Olivier, L'Amour nègre, de Fallois/l'Âge d'Homme, 2010.