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luc weibel

  • A lire et à offrir : Un été à la bibliothèque (Luc Weibel)

    images-2.jpegOn ne présente plus Luc Weibel : historien, écrivain, auteur de plusieurs « récits de vie » (dont les fameuses Pipes de terre, pipes de porcelaine*), Luc Weibel (né en 1943) est aussi le chroniqueur le plus subtil et le plus savoureux de la vie genevoise. Toujours à la lisière de l'histoire générale et de l'histoire personnelle, ses livres s'inscrivent dans la lignée directe de cet autre chroniqueur genevois d'exception que fut Henri-Frédéric Amiel (auquel Weibel a consacré un très beau livre, Les petits frères d'Amiel**, préfacé par Philippe Lejeune).

    Son dernier livre, Un été à la bibliothèque***, en impose d'emblée par son poids : c'est un  volume de 580 pages, au titre un peu mystérieux (et ingrat ?), mais qui se lit comme un roman. De quoi s'agit-il ? À la suite de la mort de sa tante, on confie à l'auteur une mission : mettre à jour, dans la maison de sa mère, tout ce qui appartenait à l’histoire de son grand-père — l’historien, professeur et auteur Charles Borgeaud. Cette bibliothèque, où l’auteur passe en fait plus qu’un été, était le cabinet de travail de Charles Bourgeaud aménagé dans les combles (voir Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940), ed. Alphil, 2013).

    luc weibel,histoire,littérature,chronique,genève,amiel,lejeuneC'est le prétexte (officiel) de ce livre protéiforme et savoureux. On pourrait croire aux aventures d'un rat de bibliothèque, enfermé dans la belle maison d'Alcine, en pleine canicule, pour mettre un semblant d'ordre dans  un monceau de paperasses qui le submergent. Il y a de ça, bien sûr, dans ce beau livre, qui parle aussi d'héritage et de transmission. Mais bien vite l'auteur va retrouver l'air libre. Depuis toujours, c'est un flâneur, un promeneur des lettres et un observateur sans concession de la vie quotidienne. Alors, l'été qu'il passe dans la bibliothèque familiale (où il découvre, mine de rien, des trésors étonnants, comme ces lettres échangées entre une femme de sa famille et H.F. Amiel) se prolonge, mais ailleurs, avec d'autres rencontres, des lectures, des voyages, des concerts, des conférences, etc. Weibel est un esprit curieux (dans tous les sens du terme). Un esprit singulier, qui s'interroge sans cesse sur lui (fidèle, en cela, aux préceptes d'Amiel), mais s'intéresse d'abord et surtout aux autres. 

    L'été 2007 se termine — mais pas le livre, qui connaît, pour ainsi dire, un second souffle.

    L'auteur abandonne bientôt sa charge d'enseignement à l'ETI (École de Traduction et d'Interprétation) où les étudiants se font de plus en plus rares et se recentre sur sa famille (sa femme et ses deux filles). Commence alors une intense vie mondaine où l'auteur est plongé (perdu) dans la foule des vernissages, des colloques, des cérémonies plus ou moins officielles. À chaque fois, c'est un tableau de mœurs saisissant et une galerie de personnages hauts en couleur (il faut lire ses comptes-rendus de « rencontres » ou de « tables rondes », au Salon du Livre de Genève, pour se faire une idée de la comédie sociale !). On y croise Doris Jakubec, Jacques Probst, Jérôme Meizoz, Bernard Lescaze ou Daniel de Roulet (qui ne prépare jamais ses interventions et ne fait que passer en coup de vent). Weibel maîtrise l'art du portrait à la perfection et son humour est ravageur. On l'avait déjà remarqué dans un de ses livres précédents (Une thèse pour rien, Le Passage, voir ici). On repense au Journal d'Amiel, mais aussi à celui de Paul Léautaud, qui épingle les travers de ses contemporains.

    Lui qui a été l'élève de Michel Foucauld, de Gilles Deleuze et de Roland Barthes (« quel brelan ! ») se voit offrir, pour son départ à la retraite, un bon de 200 Frs dans une librairie ! Mais il remarque, très honnêtement : « Suis-je en état de demander plus quand j'ai pris soin de ne m'investir en rien dans ces années d'enseignement, un peu comparables à la « couverture » dont aurait bénéficié un espion — un espion qui n'espionnerait rien bien sûr. »

    luc weibel,histoire,littérature,chronique,genève,amiel,lejeuneComme Amiel, comme Rousseau, Weibel n'est pas tendre avec lui-même. Quand on se moque des travers des autres, il faut aussi savoir rire des siens. C'est un autre aspect de ce livre à la fois riche et vivant : l'auteur, qui est le roi de la litote (on ne compte plus les « un peu », les « sans doute », etc.), manie l'humour avec dextérité (le plus souvent par des incises ou des parenthèses). C'est un régal de lire ses comtes-rendus de conférences ou de rencontres, qui sont des modèles du genre.

    Puisqu'il faut bien finir, le livre se termine sur l'évocation des festivités de l'« année Calvin » (on fêtait en 2009 son 500e anniversaire). Conférences, pièces de théâtre, film, débats : qu'est-ce que le grand Réformateur a encore à nous dire ? Quel est le sens de sa parole aujourd'hui ? Luc Weibel, en tenant le registre de la vie genevoise, nous livre plusieurs pistes — toutes passionnantes. Mais il ne conclut pas.

    * Luc Weibel, Pipes de terre, pipes de porcelaine, 1978, Zoé.

    ** Luc Weibel, Les petits frères d'Amiel, 1997, Zoé.

    *** Un été à la bibliothèque, éditions La Baconnière, 2016.

  • La caverne et la vague (pour Luc Weibel)

    la caverne,la vague,john gray,luc weibel,mars,vénusAu milieu de la nuit, l'écran de mon ordinateur se met à clignoter. Je baigne dans un demi-sommeil, quelque part entre une plage de Floride et les rizières émeraude de Bali. Émergeant de mon rêve, je vais m'asseoir à mon bureau. C'est un message de Nancy Bloom.

    Cette femme ne connaît pas le décalage horaire. Sans doute pense-t-elle que l'univers entier vit à l'heure américaine…
    Nancy me parle d’un philosophe de ses amis, lequel croit dur comme fer à la différence sexuelle, source et modèle, pour lui, de toutes les différences (de toutes les discriminations, rajoute Nancy). L’homme est une caverne et la femme est une vague, répète-t-il mystérieusement, comme un mantra. Le type s’appelle John Gray. C’est un homme grisonnant, à l’esprit vif et drôle, amateur de bons vins et de bibliothèques.

    images-2.jpegNancy est intriguée. Elle veut savoir le fin mot de l’énigme. Quelle caverne ? Et quelle vague ? Avec un fort accent texan, le type lui explique que l’« homme » (les guillemets sont de Miss Bloom), dans nos sociétés, est toujours du côté de l’action, tandis que la « femme » est du côté de l’être. C’est la fée du logis. Le grillon du foyer. Elle veille aux bonnes relations entre les gens, mais elle éprouve aussi des sentiments, et elle les exprime. Elle est du côté du cœur et des mots.

    « On connaît la chanson, dit Nancy Bloom qui n’en croit pas un mot, mais la vague alors ? »

    Pour Mister Gray, cette image est parfaite. La femme est une onde. Un flux. Une oscillation. Tantôt elle caresse les sommets : c’est le haut de la vague, tout va bien, elle connaît l’ivresse de l’éther. Tantôt elle frôle l’abîme : c’est le creux de la vague, tout va mal, elle est au bord du gouffre. Le problème, c’est qu’elle le crie sur les toits ! Elle le clame haut et fort à ses copines, à son mari, à ses amants. Et ça se gâte. Quand elle se trouve au creux de la vague, elle se perd en griefs de toutes sortes que l’homme ne peut s’empêcher de prendre comme une agression. Il veut répondre, se justifier, apaiser l’ouragan qui fond sur lui. En vain. C’est alors que l’« homme » se retire dans sa caverne. Il ne veut pas parler de ses problèmes, car il tient à les résoudre lui-même. Seul. Comme un grand. Par la réflexion.

    Autrement dit — persifle ma correspondante, décidément très inspirée — : impossible de concilier la vague et la caverne. Ces deux-là ne sont pas faits pour se comprendre, ni même se fréquenter ! Quand l’« homme » fait confiance, la « femme » souhaiterait au contraire qu’il fasse attention à elle et qu’il l’écoute. Qu’il exprime de vive voix son amour — au lieu de se retirer au fond de sa caverne. D’où l’éternel malentendu…

    Le jour se lève derrière les carreaux.

    Surgie on ne sait d’où, Pénélope s’étire en bâillant aux corneilles et réclame sa pitance.

    Il est bientôt cinq heures. Pully s’éveille.

    Je n’ai pas sommeil.