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  • Mélusine ou l'âme sœur, par Corine Renevey

    bachtenpoupee.jpgIl y a des livres qui nous hantent parce qu’ils sont justes, parce qu’ils touchent à l’essentiel de notre condition humaine. La Poupée de laine* de Frédérique Baud Bachten est de ceux-là. Avec cette première publication aux éditions Samizdat, l’auteure renoue avec son expérience du théâtre et de la radio. Elle évoque le tragique destin d’un enfant, né pas comme les autres, tourmenté par un mal sans nom, mettant en péril le fragile équilibre de ceux qui l’aiment avec une volonté peu commune. Doris Lessing avec le Cinquième Enfant **, Siri Hustvedt avec Tout ce que j’aimais***, et tout récemment, Jean-Louis Fournier avec Où on va, papa ? ****, ont abordé la douloureuse question de la filiation de la différence, une différence qui parfois peut s’apparenter au diable en personne. Doit-on se sentir coupable d’avoir engendré le pire ? Pourquoi le mal s’incarne-t-il dans un enfant, fruit de l’amour et du bonheur sans limite ? Suffit-il de comprendre l’héritage ambivalent que nous lèguent nos ancêtres, d’en analyser la part vénéneuse, afin de chasser la cruauté du destin ? La Poupée de laine est peut-être une tentative de réponse — les enfants ne nous appartiennent pas — mais aussi le récit d’une possibilité de pardon.

    Le récit débute sur la scène d’un théâtre planté au cœur des vignes. Y figure une comédienne, à la fois auteure et héroïne de l’histoire, répétant son texte en tenant dans ses mains, pour seul accessoire, une poupée de laine tricotée par sa mère, trouée au ventre, qui sent la naphtaline et les odeurs de son enfance. De ce premier texte dont nous ne connaîtrons que le début indiqué par des italiques, nous devinons qu’il est né de la souffrance à l’état brut et de la haine. C’était un cri qui soudainement a perdu son sens : « N’avoir que des mots c’est ne rien avoir pour dire un cri ! Leur grammaire, leurs significations diverses, toute leur ambiguïté l’écorche maintenant. ». Incapable d’affronter son public, la comédienne fuit le théâtre pour s’enfoncer dans la forêt et vivre une expérience étrange et fantastique qui inspirera une deuxième mouture du texte. C’est cette deuxième version qui prend forme peu à peu sous nos yeux, qui se déroule et se noue au fil d‘une narration, non pas linéaire, mais qui se cherche dans une obstinante fuite hors du drame, de la trame maternelle. Malgré les échappées au bord du gouffre, le fil ne rompt pas et la poupée de laine qui se défait au fur et à mesure que l’on tire sur la laine, sert alors de métaphore au texte qui se déforme et se recompose. À force de se hisser hors du gouffre, en tirant sur le fil des maux, la malédiction maternelle perd de sa puissance et se transforme en une pelote qui servira peut-être à autre chose. « Désormais, le ventre de laine est vide. Son contenu gît épars en guise d’humus au pied des grands arbres. Elle laisse à la forêt le soin d’en éroder le dernier vestige… Dans sa poche, le fil enroulé sur lui-même fait une bosse qu’elle caresse doucement comme un chagrin longtemps porté. »

    Ce sont les éléments naturels, la terre, les feuilles mortes, la mousse qui, au cœur de la forêt, lui révèlent le secret douloureux de sa double nature. Si la terre est nourricière comme une mère, elle est aussi destructrice. C’est cette révélation qui la ravage, cette insoutenable ambivalence qui pulvérise toute espérance. Terre, mère, enfant : tout se confond dans la peine. Sa mère, tant aimée et admirée, l’a maudite deux fois, d’abord pour être née fille et non garçon et ensuite pour n’avoir pas su retenir son père, le déserteur. La malédiction aurait-elle ainsi gagné l’enfant fou ? Nul ne sait. Tous, médecins, infirmiers, assistants sociaux, tuteurs semblent impuissants devant le mal. Si la société ne peut contenir le désespoir qui les ronge, seul l’imaginaire collectif des contes et légendes peut encore rivaliser avec la tragédie qui se déroule sous leurs yeux. C’est ainsi que s’impose la figure de la fée Mélusine, elle-même fille maudite de la sorcière Pressine et mère d’un enfant fou. Figure tutélaire qui partage sa douleur et la sauvera de la mort.

    * Baud Bachten, Frédérique. La Poupée de laine (Genève, Éditions Samizdat, liminaire de Lytta Basset, 2008), 78 p.

    ** Lessing, Doris. Le Cinquième Enfant (Paris, Albin Michel, 1990).

    *** Hustvedt, Siri. Tout ce que j’aimais (Arles, Actes Sud, trad. de l’américain par Christine LeBœuf, 2003), 460 p.

    **** Fournier, Jean-Louis. Où on va, papa ? (Paris, Éditions Stock, 2008), 155 p.

  • Presse quotidienne et littérature : le règne des meilleures ventes

    Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui un invité de marque — le premier, mais sans doute pas le dernier ! — dans ce blog que vous etes de plus en plus nombreux à visiter. Il s'agit de Jérôme Meizoz, critique et écrivain, professeur de littérature à l'Université de Lausanne. Il vient de publier un très beau livre, Père et passe, dont nous avons parlé il y a quelque temps ici même.

     15002234.jpgLa question n’est pas neuve, elle resurgit périodiquement au gré d’un instant de lucidité : que sont devenues les pages «livres» de nombreux quotidiens francophones ? A feuilleter des numéros de quinze ans d’âge, on mesure la profonde transformation en cours. Comme les archéologues, nous côtoyons un autre monde : les articles étaient longs et diversifiés, les photos n’occupaient qu’une faible partie de la page. Le choix des livres présentés était confié à des collaborateurs spécialisés, au nom reconnu dans le domaine. Les critiques littéraires disposaient d’un recul pour décrire des livres que l’actualité n’avait pas distingués. C’est que les articles littéraires se voulaient un commentaire de qualité, en vue d’informer le lecteur-citoyen et non un acte promotionnel destiné à flatter le consommateur. Depuis quelques années, les changements se sont précipités. L’écrivain Pierre Michon percevait cette tendance dès 1989 :«Le marché du livre n’a plus le besoin ni la patience de déguiser : à ce qu’il ne s’embarrasse même plus d’appeler art, il a substitué depuis longtemps la marchandise, sans tambour ni trompette.»

    La presse quotidienne, de fusion en restructuration, a modifié ses rubriques et leur hiérarchie, c’est-à-dire sa grille de lecture du monde. Nombre d’observateurs ont noté une «pipolisation» des contenus, une simplification des articles, et l’envahissement des images. Dans ce climat, les rubriques spécifiquement littéraires fondent comme les glaciers des Alpes. Règne en maître, désormais, le classement des «meilleures ventes» qui, parce qu’il inclut tous les genres, du livre pour la jeunesse aux recettes de cuisine, rend invisible les expériences littéraires singulières, privilégiant les best-sellers à phase courte, remplacés six mois plus tard par un clône, sous la sempiternelle couverture du même éditeur. Dans le même temps, les petites librairies indépendantes ferment les unes après les autres, et avec elles les maisons «pépinières» capables d’investir sans profit sur un ouvrage véritablement novateur. La concentration des éditeurs, leurs stratégies internationales, le règne du profit le plus cynique, le formatage des produits littéraires en amont de l’auteur, les contraintes pesant sur les journalistes culturels, tout cela a été décrit impeccablement par un éditeur franco-américain, André Schiffrin, grand connaisseur du milieu et de son évolution, dans L’Edition sans éditeurs et Le Contrôle de la parole (La Fabrique éditeur, 1999 & 2005). L’innovation littéraire, quand elle refuse l’impératif commercial du conformisme des produits, ne peut guère espérer de soutien dans les quotidiens actuels, frappés de cécité sélective. On ne cesse de s’étonner à chaque rentrée de l’énorme production de nouveaux livres, mais qui ne voit que chaque quotidien concentre toute son attention sur un très petit nombre d’ouvrages, et comme par hasard tous les mêmes de l’un à l’autre ?

    Il est de bon ton, désormais, dans la presse hédoniste, de se réjouir d’une telle abondance, signe d’une prétendue vitalité de la création. On célèbre, à la manière de la droite décomplexée qui gouverne nos esprits, les best-sellers et les ouvrages de stars. On sert la soupe avec complaisance à ceux qui ont déjà l’assiette pleine. A croire que les quotidiens gratuits servent de modèle implicite à ce trop petit monde. En rubrique «livres», la rhétorique de l’article de presse évoque de plus en plus l’encart publicitaire. On parle d’un ouvrage parce qu’il se vend, l’argument se suffit à lui-même ! Le livre à peine sorti de presse, on lance le tam-tam pour ouvrir la route : c’est un immense succès, il est donc nécessaire d’en parler, et nous en reparlerons ! Deux grands quotidiens parisiens ont fait leur «une» sur le même livre, la semaine dernière ? Votre quotidien de province en parlera samedi prochain… Comment se décide la critique d’un livre ? Apparemment pas en le lisant (comment se faire une opinion, hors du murmure contagieux des rédactions ?) mais en vérifiant si tel grand quotidien voisin en a déjà rendu compte.
    Evidemment, les petits éditeurs, les livres discrets sans escorte d’attachés de presse insistants, mais faits à un tout autre feu que celui du marketing éditorial, n’ont guère de chance d’être simplement visibles en vitrine. Ces livres-là, les journalistes ne les ouvrent même pas ! Au vu de la masse d’informations à traiter, je ne leur jette pas la pierre, mais on peut s’interroger sur le processus. La libraire d’une petite surface a eu le mot juste, l’autre jour. Nous parlions de la marée des livres à l’automne, au printemps :
    «— Il y a beaucoup de livres, mais les journalistes parlent tous des mêmes, je dirais quatre ou cinq titres, au maximum.»
    Serait-ce par ce que ces livres sont les meilleurs, et qu’ils les ont bien flairé ?
    «— Non, pas du tout, c’est parce qu’on les leur désigne avant même la parution, et qu’ils ne sont pas capables d’en lire plus !». Sic.
    Dans ce glissement vers l’entertainment et la logique des industries du divertissement, tout ouvrage doit répondre aux mêmes exigences que le cinéma tout public, et une critique avoir l’apparence d’un article people. On pourrait dire exactement la même chose des musiques actuelles, soumises à l’effet star academy et à la crise du marché du disque. Encore cinq ans comme ça, et les grands quotidiens feront l’éloge du premier roman de Paris Hilton.
    L’idée qu’une innovation ou une réussite sensible puisse avoir lieu hors des autoroutes éditoriales, ne vient même plus à l’esprit des rédacteurs, écartelés entre les obligations du métier et le conformisme de goûts d’un milieu confiné, qu’ils prennent pourtant pour le monde entier. «Si tout le monde parle du même livre, c’est bien qu’il le mérite quelque part ?» s’interrogeait récemment l’un deux dans un coquetaille (on a senti soudain un doute le traverser, vite résorbé par une cacahuète). Mais tout est pressant en salle de rédaction, on a la vie aux trousses et la plus grande hantise serait de rater l’événement dont il faut, avant les autres si possible, avoir parlé.
    Avec la disparition de plusieurs revues littéraires, avec l’évolution des rubriques culturelles, nous atteignons ces temps à une rare misère de la critique. Mis à part le grand public, personne dans le milieu n’est dupe de la fabrication de toutes pièces d’events littéraires (y compris telle fausse polémique destinée à lancer un livre). Aux USA, rappelle André Schiffrin, les éditeurs louent désormais les devantures des librairies, se réservent exclusivement les étalages monotones où s’empilent les seuls 200 exemplaires du fameux «roman dont tout le monde parle». Et pour cause !
    Ce phénomène n’est d’ailleurs pas neuf, mais il a pris de l’ampleur : dès 1839 Sainte-Beuve dénonçait la «littérature industrielle», et dans les décennies qui suivirent la littérature entra dans le circuit de la communication de masse. A tel point qu’en 1923, l’éditeur Bernard Grasset décide de lui appliquer les procédés de la publicité, recourant pour cela à l’affiche, la presse puis la radio. A la fin de sa carrière, Grasset a défini cette forme d’anticipation par une formule qui restera : la publicité, «c’est l’audace de proclamer acquis ce que l’on attend.»
    Contrairement à l’impression de profusion éditoriale, tout est fait pour cadrer la biblio-diversité et draîner quelques rares livres, édités toujours par les plus grandes maisons, vers un large public : on achète tous Marc Lévy, Yasmina Reza ou Eric-Emmanuel Schmitt comme on achète tous la lessive X ou Y. Simplement parce que cette lessive est partout, en murailles de cartons, en images et en sons. Faire passer ce conformisme mercantile pour un indice de la santé de la vie littéraire, et de sa diversité, c’est le pieux mensonge en vogue.
    Voilà, lecteur, notre petit diagnostic, partial, amusé ou désabusé. Que la lecture hors des sentiers rebattus te soit une fête ! Les amoureux de la diversité littéraire, point trop éblouis par les feux de la rampe, iront boire à d’autres sources…

     Jérôme Meizoz, écrivain*

    Paru dans Le Courrier, Genève, 26 avril 2008

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