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littérature romande - Page 22

  • Les livres de l'été (11) : Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure, de Pierre Béguin

    images-5.jpegSous ce titre biblique, l’écrivain Pierre Béguin (né à Genève en 1953) nous conte une drôle d’histoire, on ne peut plus moderne, qui est l’antithèse parfaite de la citation de l’Évangile (Mathieu 25 ; 13). Un soir, entre la poire et le fromage, presque en catimini, ses parents lui annoncent qu’ils vont bientôt mourir. Au seuil de la nonantaine, ils souffrent l’un et l’autre dans leur corps, comme dans leur âme, du déclin de leurs forces. Ce qui, après une vie de labeur, d’abnégation, de modestie et d’« honnêteté jusqu’à la naïveté », semble être dans la nature des choses. Ce qui l’est moins, et qui stupéfie le narrateur, c’est qu’ils lui donnent le jour et l’heure de leur mort : tous deux, après mûre et secrète réflexion, ont décidé de faire appel à Exit et ont fixé eux-mêmes la date de leur disparition : ce sera le 28 avril 2012 à 14 heures…

    C’est le point de départ, si j’ose dire, du livre poignant de Pierre Béguin. Comment réagir face à la violence inouïe d’une telle annonce ? Faut-il se révolter ? Ou, au contraire, tenter de la comprendre et accepter, en fin de compte, l’inacceptable ? Quoi qu’il décide, le fils se trouve pris dans les filets d’une culpabilité sans fond. Soit il refuse d’entendre la souffrance de ses parents. Soit il se fait complice de leur suicide.

    Ainsi, le fils se trouve un jour dans la position intenable du juge qui cautionne ou condamne la mort de ceux qui lui ont donné la vie. Mais de quel droit peut-il s’opposer à leur liberté essentielle ? Et que commande l’amour ? Abréger leurs souffrances ou les forcer, au nom de la morale chrétienne, à poursuivre leur chemin de croix ?

    Aimer, c’est reconnaître à l’autre sa liberté, fût-elle mortelle. Le fils accepte donc cette mort programmée. Il revient dans la ferme familiale (son père est maraîcher). Il retrouve sa chambre d’enfant. Et, la veille du jour fatal, il se met à écrire. Une vie de rigueur et de discipline. De colères et d’humiliations. Dont la hantise, répétée maintes fois, était de tenir sa place et de ne jamais faire honte. Une vie de silence surtout. Un silence mortifère qui rongeait toutes les conversations.

    Comme il est difficile de parler à son père ! Ou à son fils.

    Alors, sur ce terrain miné, on échange des insultes. On joue de l’ironie. On distribue des gifles ou des coups de pieds au cul.

    796236_f.jpg.gifDe manière admirable, Pierre Béguin revisite son passé. Il cherche à trouver l’origine de cette faille qui le sépare de ses parents. Comme Annie Ernaux**, il constate que cette faille est liée aux études : le père a quitté tôt l’école et le fils, en poursuivant les siennes, a trahi ses racines, et son milieu social. Et il a aggravé cette faille en voulant devenir écrivain. Ce que son père n’a jamais compris.

     Au fil des heures, la mort s’approche. Inéluctable et pourtant désirée. Ils vont entrer, bientôt, dans le domaine des dieux.

     Le fils assiste à leur départ. Il écrit pour ne pas pleurer. Il recueille leurs dernières paroles, leurs derniers gestes.

    Il répare le silence.

    * Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, Éditions de l’Aire/ Philippe Rey, 2013.

    ** Annie Ernaux, La Place et Une Femme, Folio.

  • Les livres de l'été (5) : Hosanna, de Jacques Chessex

    images.jpegLes écrivains, même oubliés ou disparus, se rappellent souvent à notre souvenir. C'est qu'ils ne meurent jamais complètement. Malgré la haine ou le désintérêt qu'ils ont suscité de leur vivant. Leurs livres, comme autant de fantômes, viennent réveiller les lecteurs blasés ou endormis que nous sommes. C'est le cas, ces jours-ci, de Jacques Chessex, dont le dernier roman (mais est-ce vraiment le dernier ?), Hosanna*, paraît trois ans et demi après sa mort théâtrale.

    Dans ce texte bref et intense, le grand écrivain vaudois joue une partition connue : celle du protestant contrit se prosternant bien bas devant son Seigneur, à la fois fascinant et injuste, aimant et sanguinaire. Au point que son amie Blandine lui lance un jour : « Tu as bientôt fini de faire le pasteur ? » Quand donc un écrivain est-il sincère ? Et quand cesse-t-il de jouer ? Le sait-il lui-même ? Chessex n'élude pas la question, reconnaissant sa duplicité essentielle. Et il le fait ici avec humour, n'hésitant pas à dénoncer cette pose qu'il prend souvent une plume à la main, et que tant de photographes ont immortalisée.

    Hosanna parle donc de mort et de salut, de faute et de rédemption, comme presque tous les livres de Chessex. Tout commence par la mort d'un voisin, la cérémonie funèbre, les chants de gloire et d'adieu à l'église, la mise en terre. Cet événement banal touche le narrateur au plus vif de lui-même. Unknown.jpegNon seulement parce qu'il appréciait ce voisin taciturne et ami des bêtes, mais aussi parce que cette mort, pour naturelle qu'elle soit, annonce bientôt la sienne. Et traîne derrière elle un cortège de fantômes, comme autant de remords, qui viennent hanter les nuits du narrateur. Des fantômes anciens et familliers, comme celui de son père, Pierre, mort d'une balle dans la tête en 1956. Mais aussi des fantômes nouveaux, si j'ose dire, comme ce jeune gymnasien, que JC appelle le Visage, obsédé par la mort, qui vient parler avec lui après ses cours à la Cité. Dialogue impossible entre deux blocs de glace. Le jeune homme, qui a lu tous les livres de l'auteur, se moque de lui et lui fait la leçon. « Vous parlez de la mort dans vos livres. Mais cela reste de la littérature. Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est pas la littérature, c'est la mort. » Et le jeune homme s'en va sans que Chessex ait tenté que ce soit pour lui parler ou le retenir. Quelques jours plus tard, il se jettera du pont Bessières. Cauchemar ancien des livres de Chessex. Remords inavouable. Fantôme à jamais survivant.

    Il y en a d'autres, beaucoup d'autres sans doute, de ces fantômes qui viennent peupler les nuits de l'écrivain. Une fois encore, Chessex fait son examen de conscience. Comme s'il pressentait sa fin prochaine, inéluctable. Le lecteur est frappé par la force du style, la précision du langage aéré et serein, l'exigence, toujours renouvelée, de clarté et d'aveu. Ce qui donne à ce court récit le tranchant d'un silex longuement aiguisé. On y retrouve le monde de Chessex avec ses ombres et ses lumières, son obsession de la faute, ses fantômes. Mais aussi la femme-fée qui le sauve de lui-même, Morgane ou Blandine, et qui lui ouvre les portes du paradis au goût de miel et de rosée.

    * Jacques Chessex, Hosanna, roman, Grasset, 2013.

  • Les livres de l'été (4) : Mue, de Mélanie Richoz

    Unknown.jpegVoici un petit livre vif et drôle, bien écrit, qu'on savoure avec bonheur et gourmandise. Ça s'appelle Mue*. C'est le second roman de Mélanie Richoz, ergothérapeute et écrivaine fribourgeoise, qui a déjà publié Tourterelle, aux mêmes éditions, l'an dernier.

    Un livre bref, oui, mais pas si court que cela. Il tourne autour de la rencontre improbable d'un éditeur blasé et coureur de jupons et d'une jeune femme jouant les réceptionnistes, qui passe son temps à lire au guichet d'un hôtel. Très vite (Mélanie Richoz aime l'action), ces deux lecteurs vont se croiser, s'aimer, écrire ensemble une belle histoire de corps et d'âme qui, à défaut d'être éternelle, sera intense et marquera les amants dans leur chair…

    « Je tombe sans cesse amoureuse. Où que j'aille. De n'importe qui. je suis une sorte d'arc réflexe de l'émotion, l'émulsion du sentiment. Une ventouse à aimer. Et je fais l'amour de suite. Sans patience, sans retenue, sans limite. »Unknown-1.jpeg

    Ce que recherche les protagonistes de cette histoire banale et forte, c'est l'éblouissement : la fulgurance d'un corps à corps qui les exalte et les sauve d'eux-mêmes. Tous deux, d'une certaine manière, vivent leurs rêves de lecture. Ils brûlent d'impatience de lire le même livre, qui est le livre du désir. Les mots du corps. Les tremblements. Les vertiges. Les cris d'angoisse et de plaisir. Ils se retrouvent et se découvrent dans cette grammaire des corps toujours à inventer.

    C'est la grande réussite du roman de Mélanie Richoz : dire la mue de l'amour. Ce qu'il bouleverse en nous, chahute, fait crépiter, survolte et pétrifie, dépouille et ressuscite. On le voit : les mots ne manquent pas pour figurer l'extase, quelquefois silencieuse, des amants qui se retrouvent en douce dans la chambre numéro huit de l'hôtel de la Cigogne ! 

    Il faut lire ce petit livre incandescent : il brûle encore longtemps après qu'on en a refermé les pages.

    * Mélanie Richoz, Mue, roman, éditions Slatkine, 2013.