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  • Les livres de l'année (9) : « Ça s'est fait comme ça » (Gérard Depardieu)

    images-1.jpegC'est un livre* sans chichis, une confession jouée, sans doute (comment pourrait-il en être autrement avec le plus grand acteur français vivant ?), mais émouvante, directe et bien écrite (l'excellent Lionel Duroy joue ici les nègres de luxe). Un livre qui vous attrape dès la première ligne et qui ne vous lâche pas…

    Dans Ça s'est fait comme ça*, autobiographie brève et intense, Gérard Depardieu revient sur son destin singulier, son enfance pauvre (mais heureuse), sa jeunesse de petite frappe (les flics de Châteauroux l'appelaient par son prénom), ses déboires sentimentaux — mais surtout sa soif de liberté. C'est le livre d'un homme longtemps privé de langage (autiste et quasi aphasique) qui, grâce à quelques rencontres miraculeuses (le comédien Jean-Laurent Cochet, par exemple, ou le docteur Tomatis), trouve les mots pour se dire — et exprimer le monde merveilleux qu'il porte en soi.

    On sait tout, déjà, de ce Pantagruel ivre de vin et de femmes, de ses excès, de ses colères, de ses passions, qui a longtemps donné à son pays près de 87% de ses revenus et s'est fait traiter de « minable » par un premier ministre dont le monde a déjà oublié le nom. images-2.jpegOn apprend dans son livre que le chemin vers la vraie liberté passe toujours par les mots. Les livres rendent libres. Les Romains le savaient déjà qui aimaient à jouer sur le double sens du mot « liber », à la fois livre et libre.

    Il faut lire ce livre gorgé de vie qui résonne comme un immense éclat de rire : « Et après, je prends sur moi tous les chagrins. Mais qu'est-ce que tu veux faire ? Je suis comme ça. Tu ne peux pas changer les rayures du zèbre. » Ou encore, à propos du film Danton de Wajda : « Ça, c'est mon élan profond : ne pas savoir ce qui va arriver, ce que je vais faire ou dire, mais marcher vers l'inconnu avec cet appétit pour la vie que chaque instant me porte. »

    Depardieu, évoquant les rencontres marquantes de sa vie, parle admirablement de Claude Régy, de la minuscule Marguerite Duras (qui lui arrive à la ceinture) et de l'immense Peter Handke. Chacun lui a donné les mots de son destin. 

    « Oublie ta famille, écrit l'écrivain autrichien, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur les détails, pars où il n'y a personne, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. »

    Quelle leçon !

    * Gérard Depardieu, Ça s'est fait comme ça, éditions XO, 2014.

  • Fascination du vide

    DownloadedFile.jpegLa Nature, dit-on, a horreur du vide. Chaque chose a une place, un sens, une fonction. Même si cette place est interchangeable, ce sens quelquefois mystérieux et cette fonction indéfinie. Nettoyez soigneusement votre jardin : un mois plus tard, il est colonisé par les fourmis, creusé de taupinières et envahi de mauvaise herbe !

    Tout le contraire de l’homme occidental, pris de vertige, depuis toujours, devant le vide.

    Le 16 janvier 1852, l’écrivain Gustave Flaubert écrivait à sa maîtresse, Louise Colet : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air. » Ce livre, Flaubert est en train de l’écrire. Il s’agit de Madame Bovary, roman publié en 1857, et qui vaudra à son auteur un procès en justice pour « outrage aux bonnes mœurs. »

    Quand on relit Madame Bovary — l’épopée malheureuse d’une femme sensuelle qui prend ses désirs pour la réalité ! — on est frappé par la force du style, bien sûr, que Flaubert place au-dessus de tout. Mais aussi par ce rien qui occupe toute la vie de son héroïne. DownloadedFile-2.jpegIl porte d’autres noms : ennui, désœuvrement, mélancolie, spleen. Musset appelait cela le mal du siècle. Aujourd’hui, nous parlerions de dépression. Ou, plus à la mode encore : d’état bipolaire. De nos jours, Emma Bovary prendrait du lithium ou de la Ritaline, et l’affaire serait réglée. Elle trouverait son bonheur au coin du feu, à côté de son mari Charles en pantoufles et ronflant, la pipe au bec, en rêvant de chirurgie plastique !

    images.jpegLes choses n’ont pas changé. Nous vivons toujours l’ère du vide. Deux films présentés au Festival de Cannes, que l’on peut voir en Suisse romande, nous le rappellent avec brio. Il s’agit de La Grande Belezza de Paolo Sorrentino et de The Bling Ring de Sofia Coppola. Dans le premier, un écrivain désabusé (et désœuvré) promène son spleen de soirées en parties, dans une Rome décadente, en recherchant les émotions de sa jeunesse, la beauté évanouie et les amours perdues. Comme Emma Bovary, il cherche à fuir le vide de sa vie et se raccroche au style d’une beauté peut-être uniquement rêvée.

    images-1.jpegSofia Coppola, elle, ausculte l’attrait du vide chez une bande d’ados de Los Angeles. Jeunes, beaux, riches et si vides. Ils vivent dans la fascination des icônes de la mode et de la vie facile : Paris Hilton, Lindsay Lohan, Megan Fox. Leurs rêves ? Créer leur propre parfum ou animer une émission de télé-réalité. Et pour tuer le temps, ils se mettent à cambrioler les maisons des people. Sofia Coppola filme à merveille le vertige qui les prend devant les milliers de paires de chaussures de Paris Hilton ou les centaines de bijoux de Megan Fox. Fascination du vide, du futile et du clinquant. Adoration des fausses idoles. Perte des repères moraux et religieux, sans doute, aspirés par l’orgie matérielle dans laquelle ils aspirent à se fondre.

    La Nature a horreur du vide, certes. Mais l’Art commence, peut-être, où la Nature s’efface et perd ses droits : au bord du vide, justement, dans le vertige de la disparition.

     

     

  • Les temps modernes

    Affiche_Chaplin_pgeexpo.jpgJ’avais manqué, l’année dernière, l’exposition Chaplin montée par le Musée de l’Élysée, à Lausanne, dépositaire de dizaines de milliers de documents et de photos sur cet artiste illustre, et toujours méconnu. Heureusement, il y a une séance de rattrapage. C’est au Palais Lumière, à Évian, jusqu’au 20 mai 2012*. Presque en face du Manoir de Ban, à Vevey, où Chaplin passa la dernière partie de sa vie.

    L’exposition, mise sur pied par Sam Stourdzé et Carole Sandrin, s’intitule « Images d’un mythe ». On y suit, pas à pas, la carrière de ce petit homme de génie. De son enfance à la Dickens, déchirée entre une mère à moitié folle et un père comédien presque toujours absent, aux premiers succès cinématographies.

    On dirait que chez Charles Spencer Chaplin (né en 1889) tout est précoce et excessif. Il débute sur les planches alors qu’il n’a même pas dix ans. À dix-neuf ans, il abandonne famille et école pour partir en tournée en Amérique avec la troupe du comédien Fred Karno. Il se passionne pour les aspects du théâtre, de la confection des décors aux costumes, aux éclairages, à la musique et, bien sûr, à la mise en scène. Il est à l’affût de toutes les inventions technologiques. Toujours à la pointe de l’époque, Chaplin.

    En 1914, dans un film muet intitulé Pour gagner sa vie, apparaît pour la première fois le personnage de Charlot. D’emblée, il est complet : chapeau melon, canne flexible et godillots troués. Petite moustache. Démarche de canard. Coup d’essai, coup de maître. Chaplin invente la figure emblématique de son époque : le vagabond désargenté, toujours en guerre avec la société (son ennemi intime, autre porteur de moustache : l’agent de police, représentant de l’Ordre). Charlot incarne, avec génie, les hordes d’émigrants qui arrivent à New York (près de 20'000 chaque jour) pour fuir l’Europe misérable et la guerre. Il est du côté des plus faibles. Des humiliés. Des silencieux (même s’il rêve, en secret, d’épouser une duchesse et d’appartenir à la haute bourgeoisie). Ce vagabond déraciné, c’est le même, aujourd’hui, qui vient d’Afrique ou des Balkans frapper à notre porte.

    Chaplin transforme tout ce qu’il touche en mythe. Prenez le Kid par exemple. Charlot y adopte un enfant abandonné par sa mère (riche et célibataire) et l’élève seul, montrant que les liens du cœur ne passent pas nécessairement par les liens du sang. Ni par un noyau familial traditionnel. Ou encore Les Temps modernes, chef-d’œuvre absolu, qui démonte, par le rire et l’absurde, les rouages de nos aliénations industrielles. Et bien sûr Le Dictateur, tourné en 1940, qui donne le frisson par ce qu’il préfigure de l’apocalypse nazie en train de se réaliser, mais que personne, à cette époque, n’a la lucidité, ou le courage, de dénoncer. Une fois encore, Chaplin est un voyant.

    Nous avons besoin des artistes, de plus en plus, partout, à tout moment. Pourquoi ? Eux seuls nous aident à déchiffrer l’époque qui chaque jour, à notre corps défendant, nous met en scène. Eux seuls nous aident, dans les périodes sombres, à savoir garder les yeux ouverts.

    * Charlie Chaplin, images d’un mythe, Palais Lumière, Évian, jusqu’au 20 mai 2012.