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livres en fête - Page 62

  • Thierry Vernet, dans l'ombre de Bouvier

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    Du mythique voyage vers l’Orient entrepris en 1953 par deux Genevois intrépides et rebelles, on n’avait que le témoignage de l’un d’entre eux : l’extraordinaire Usage du monde de Nicolas Bouvier, devenu la bible des routards et des globe-trotters. Aujourd’hui, on découvre l’autre visage de ce périple, grâce à Thierry Vernet, peintre, mais aussi écrivain, compagnon de route de Bouvier. C’est un éblouissement*.

    Un volume imposant, tout d’abord, plus de sept cents pages, illustré de dessins magnifiques, dans lequel on se lance comme dans un voyage au long cours. Des lettres envoyées à ses proches, restés en Suisse, qui sont parfois de véritables romans, alternant les descriptions de lieux, de visages, de musiques, et les instantanés de la vie quotidienne du routard : les rencontres, les incidents, les surprises, les découvertes. Quand Vernet entreprend son périple, il a vingt-six ans, laisse à Genève une fiancée prénommée Fioristella (elle-même peintre de talent) et voyage seul. C’est à Belgrade, en juillet 1953, qu’un ami genevois le rejoindra, Nicolas Bouvier, surnommé Nick. Ensemble, ils vont entreprendre un grand voyage qui les mènera jusqu’à Ceylan, à bord de la fameuse Topolino. Là-bas, leurs routes se sépareront, Vernet rentrant en Suisse pour se marier et Bouvier poursuivant seul son périple vers le Japon. Du séjour à Ceylan, Bouvier rédigera, pendant plus de seize ans, dans la sueur et le whisky, le très beau Poisson Scorpion, véritable entreprise de désenvoûtement.

    images-1.jpegMais Thierry Vernet ? Souvent dans l’ombre de Bouvier, qui s’est approprié ce voyage entrepris pourtant à deux, il se révèle un écrivain de la meilleure veine, multipliant les bonheurs d’expression et jouissant d’un don d’observation hors du commun. Dessinant, écrivant tous les jours (ses croquis étonnants ont illustré L’Usage du monde), il garde en toutes circonstances — à la différence de son compagnon cyclothymique — un moral d’acier. Son mot d’ordre est toujours le même : « sortir de soi-même ». Il l’appliquera jusqu’au terme du voyage, ornant ses lettres de dessins ou d’aquarelles qui en font de véritables œuvres d’art.

    Un second volet de l’œuvre écrite de Vernet est aujourd’hui disponible, à l’Âge d’Homme, sous le beau titre de Noces à Ceylan.** On connaît les péripéties qui ont mené l’auteur du Poisson-Scorpion sur l’île maléfique de Ceylan. Son ami Thierry doit le rejoindre, mais il tarde un peu. Il a une bonne raison pour cela : il vient d’épouser sa fiancée, Fioristella Stephani. C’est précisément cet épisode que Vernet raconte, par le texte et le dessin, dans cet ouvrage qui est le complément de Peindre, écrire, chemin faisant.

    images.jpegAu voyage de Bouvier, dont L'Usage du monde donne un témoignage décanté et stylisé, les lettres de Thierry Vernet forment une sorte de contrepoint. Comme un autre regard, à la fois généreux et profus, étonné et radieux. Parallèlement aux lettres publiées par l'Âge d'Homme, paraît un magnifique ouvrage, aux éditions Somogy et Galerie Plexus***, qui rend justice (enfin !) au talent du peintre Vernet. Accompagnée d'une présentation subtile et fouillée, signée Jan Laurens Siesling, ce livre contient de nombreuses reproductions de portraits et de natures mortes, réellement exceptionnells. Un ouvrage indispensable pour mieux connaître ce Genevois discret, mais intrépide et épris d'absolu, qui est décédé d'un cancer en octobre 1993.

     

    * Peindre, écrire chemin faisant par Thierry Vernet, illustré de nombreux dessins, introduction de Richard Aeschlimann et texte de Nicolas Bouvier, L’Âge d’Homme, 708 pages, 2006.

    ** Thierry Vernet, Noces à  Ceylan, l'Âge d'Homme, 2010.

    *** Thierry Vernet, peintre, par Jan Laurens Siesling, éditions Somogy et Galerie Plexus, Paris et Chexbres, 2006.

  • L'amour monstre d'Anne-Sylvie Sprenger

    images.jpegAnne-Sylvie Sprenger (née à Lausanne en 1977) aime les livres brefs et intenses. En général une centaine de pages. Chapitres courts, aérés, où l'écriture cherche à décrire une blessure essentielle. Souvent inavouable. Toujours secrète. C'était le cas de Vorace, son premier livre, paru en 2007, porté sur les fonts baptismaux par Jacques Chessex, et loué par la critique française. Ça l'était également pour Sale fille, paru il y a deux ans. Le tout nouveau roman d'Anne-Sylvie Sprenger pourrait d'ailleurs s'appeler Sale type, tant il s'inscrit dans la continuité des précédents. Mais il s'appelle La Veuve du Christ*. Titre à la fois lumineux et provocateur.

    La jeune écrivaine lausannoise a toujours exploré la folie du désir. Qu'il soit amoureux, alimentaire ou religieux. Ici elle part d'un fait divers connu : l'enlèvement d'une fillette de huit ans, Lena, par un pharmacien qui la séquestre dans la buanderie de sa maison. L'homme est seul, malheureux, certainement criminel. Il mène une existence misérable. Il se prend d'affection pour sa victime avec qui, le soir, il entonne cantiques et louanges. Il s'inflige des supplices sur une croix qu'il fait construire au village. Il entraîne Lena dans un délire religieux qui n'aura d'autre issue, bien sûr, que la mort. Il l'instruit, joue avec elle, l'invite dans son lit, finit par lui faire un enfant. Tout en sachant très bien le scandale de sa conduite. Et sa faute essentielle. Qui ne mérite aucun autre châtiment que la mort. Victor le sait. Il est prêt à payer pour ça. Sans doute, suggère Anne-Sylvie Sprenger, est-ce là le seul moyen qu'il a trouvé pour donner chair et sens à son amour. Un amour imprégné de folie religieuse qui ne peut se réaliser que dans l'horreur et le scandale. Et le portrait que dresse l'auteur de ce « fou de Dieu » est à la fois fascinant et terrifiant. Certains lecteurs, trop rapidement, le traiteront de sale type. D'autres, à défaut d'être touchés (mais peut-on vraiment compatir avec un ravisseur et violeur d'enfant, fût-il amoureux?), seront troublés par cette histoire de rapt, qui se termine en ravissement (aux double sens du terme). En cela, le roman est une réussite puisqu'il nous fait entrer dans le cerveau du monstre, dont il explore les méandres nauséabonds.

    9782213655567-V.jpgEt la victime ? « Lena a appris à vivre dans sa tête ». Elle se protège comme elle peut de la présence du monstre. Un monstre qui a cinquante ans, mais qui, affectivement, est fruste et malheureux. Ce qui n'est certes pas une excuse. Mais explique l'étrange relation qui va s'instaurer entre le bourreau et sa victime. La tendresse. Les caresses. Puis l'amour monstre. « Victor et Lena s'aimeront tout l'été. » Il y a quelque chose d'à la fois pathétique et troublant dans cette relation (on n'ose pas parler d'amour) qui transgresse les normes et les interdits. Certains évoqueront le syndrome de Stockholm qui montre qu'un sentiment de confiance, voire de sympathie peut se développe entre un otage et son ravisseur. Ici la romancière va plus loin (elle a raison) en imaginant que chacun des acteurs de ce terrible huis-clos trouve dans l'autre son âme sœur. Ce n'est certainement pas moral. Mais on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments.

    La folie religieuse (de Victor) entraîne la folie amoureuse (de Lena). La première s'achève dans la mort. La seconde, dans une clinique psychiatrique. Très bien construit, le roman d'Anne-Sylvie Sprenger frappe par son écriture dépouillée et limpide. On pense bien sûr aux derniers livres de Jacques Chessex, allégés à l'extrême. Même fascination de la chair et de la mort. Même goût pour le blasphème. Mais Anne-Sylvie Sprenger poursuit sa propre voie. Elle va au bout de ses angoisses. Elle ne triche pas avec les démons qui la hantent. On aimerait ne pas croire à l'amour monstrueux de ses deux personnages enfermés dans leur cage. Mais un doute nous prend. Et si cela était ? Si le scandale se trouvait dans le désir lui-même ? C'est le talent du romancier de nous instiller de tels doutes.

    * Anne-Sylvie Sprenger, La Veuve du Christ, Fayard, 2010.

  • Le retour de Paul Auster

    images-1.jpegPaul Auster (né en 1947 dans le New Jersey) est un maître du roman. On se souvient de ses débuts flamboyants avec la fameuse trilogie new-yorkaise (La Cité de verre ; Les Revenants ; La Chambre dérobée*). Puis des romans souvent vertigineux, comme Moon Palace (1990) et surtout Léviathan (Prix Médicis étranger en 1993). Suit une époque où Auster, abandonnant la littérature, se lance dans le cinéma, réalisant d'honnêtes films d'ambiance (Smoke, avec Harvey Keitel). Après cette parenthèse cinématographique, le ténébreux auteur revient à la littérature, mais avec passablement de peine (pour ses admirateurs comme pour lui-même, semble-t-il). Depuis dix ans, les romans se suivent, inégaux, ampoulés, peu enthousiasmants.

    Heureusement, le dernier livre de Paul Auster, Invisible, renoue avec la veine qui a fait son succès. Comme toujours, Auster aime à brouiller les pistes. Le roman. croit-on, nous conte l'histoire d'Adam Walker, « plus beau qu'un Adonis », poète et traducteur, jeune fou de littérature, qui rencontre un couple extravagant, Margot et Rudolf Born. Elle est française et attirante et lui est invité par une Université américaine  à donner des cours d'administration. Cette rencontre va bouleverser la vie d'Adam. Et le lecteur se réjouit de découvrir son histoire. Bientôt un autre personnage intervient, Jim, ami d'université d'Adam, et écrivain à succès. Les pistes se brouillent à nouveau. Et le récit est pris en charge, désormais, par Jim, qui va enquêter sur la vie de son ami, sans jamais le rencontrer, mais en dépouillant et en mettant au net les documents qu'Adam lui envoie par la poste.

    images.jpegComme on le voit, les récits s'emboîtent les uns dans les autres. Un vertige délicieux guette le lecteur impatient de savoir le fin mot du roman. La vérité du récit est sans cesse malmenée, questionnée, remise en cause. Qui dit la vérité ? Adam Walker qui raconte sa relation particulière avec sa sœur ? Gwyn, cette sœur, qui nie tout en bloc ? Ou encore Cécile, la jeune fille amoureuse d'Adam quand il étudiait à Paris ?Ou Rudolf Born, faux professeur, mais sans doute vrai agent ssecret ?

    Superbe variation sur l'« ère du soupçon », Invisible, est une très belle réflexion sur l'art du roman, le statut de la vérité en fiction, la manipulation à laquelle se livrent les divers narrateurs du livre. Qui croire ? À qui faire confiance ? Qui tire les ficelles du destin ? Une parfaite réussite.

    * Tous les livres de Paul Auster sont édités par Actes Sud, dans une traduction (assez râpeuse) de Christine Le Bœuf.