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livres en fête - Page 14

  • Au centre du système Sollers

    images-1.jpegCopernic ou Freud ? Héliocentrisme ou toute-puissance de l'Inconscient ? Ces deux révolutions ont modifié fondamentalement notre vision du monde. Mais qu'est-ce que le monde ? Et surtout : où est le centre, s'il y en a un ? Nicolas Copernic (1473-1543) renverse l'ordre des choses : au centre, il y a le soleil, et la Terre tourne autour. images-2.jpegÀ son époque, personne n'y croit. C'est une folie ! Et pourtant il a raison. Pour Sigmund Freud (1856-1939), le psychanalyste viennois, au centre, il y a l'Inconscient, surveillé par le terrible Sur-Moi. C'est un continent perdu, que Freud compare aux Enfers, un cloaque, un cimetière remplis de morts-vivants.

    images.jpegDans son dernier roman, Centre*, Philippe Sollers plonge tout de suite au cœur du tourbillon, dans l'œil du cyclone. Mais le centre ne se laisse pas aussi facilement approcher. Il faut franchir les paliers successifs de l'humaine comédie. Avoir un guide, des mots, la lumière du désir.  Dante avait sa Béatrice ; le narrateur de Centre a sa Nora, 40 ans, psychanalyste, accoutumée aux plaintes et aux ruses de l'âme humaine. 

    Unknown.jpegTout le roman procède par cercles concentriques et par associations. On passe ainsi de la Bible à Shakespeare (l'énigme d'Othello, raciste, antisémite, islamophobe ?), de la révolution freudienne à Baudelaire, de Rome à Venise, puis à Naples, d'un fait divers à la Trinité chrétienne, etc. Comme toujours avec Sollers, le ton est allègre, la navigation agréable. Le narrateur, qui est un « voyageur du temps », se laisse porter par les images et les mots. Les mots surtout, qui sont le centre névralgique du livre. « Le centre vient de partout, tourne autour de lui-même. » Seuls les poètes, peut-être, nous y donnent accès. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si Rimbaud, Baudelaire et un certain isidore Ducasse, dit aussi Comte de Lautréamont, traversent ces pages lumineuses et aériennes.

    « Là où c'était, je dois advenir », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan dans une de ces formules dont il avait le secret. « Le cercle s'élargit, le centre s'approfondit, avec, comme conséquence, une commotion intense des dates. » Si la réalité est une passion triste, « le désir est un réel joyeux ».

    Comme la terre tourne autour du soleil, et le conscient autour du gouffre inconscient, le roman de Sollers se rapproche de ce point de fusion, en nous et en dehors de nous, où, par la grâce des mots, la poésie, la fulgurante des images, se déploie devant nos yeux un monde nouveau.

    * Philippe Sollers, Centre, roman, Gallimard, 2018.

  • La légende de l'amour (Marc Pautrel)

    Unknown.jpegC'est l'histoire d'une rencontre improbable : un écrivain français passe quelques jours en résidence, comme on dit, dans le Sud de la France, avec des chercheurs et des scientifiques venus du monde entier (il y a des Russes, des Italiens, des Américains). Tout ce beau monde, pendant une semaine, y mène une vie princière. Nourris, logés, disposant de tout leur temps libre, ils se retrouvent chaque soir, entre cheminée et lustres de cristal, autour d'une table richement garnie. 

    C'est là que le narrateur va rencontrer une jeune femme italienne, L., venue travailler sur sa thèse (« La figure du Christ chez les grands auteurs contemporains »). Dès le premier regard échangé, quelque chose se passe. Ou plutôt quelque chose passe de l'un à l'autre. Coup de foudre silencieux ? Pur fantasme du narrateur ? C'est cet échange mystérieux que Marc Pautrel va tenter d'éclairer dans son dernier roman, La vie princière*, un récit sobre et lumineux qui tient le lecteur en haleine.

    L'homme et la femme vont se revoir tous les jours, manger ensemble, se promener au milieu des amandiers et des oliviers. Ils vont se rapprocher tout en se maintenant toujours dans une étroite distance. Pautrel décrit très bien cette attraction muette, cette complicité qui s'installe, en même temps que la faille qui demeure entre les amoureux qui ne seront jamais amants.

    Ce court et intense roman prend la forme d'une lettre que le narrateur écrit à la jeune femme qu'il a rencontrée au Domaine (je ne suis pas sûr qu'il la lui envoie). Il décrit l'après-coup d'une rencontre. Les images. Les regrets. Les émotions. Et le vide qui l'appelle après que la jeune femme est repartie. « La séparation est devenue une constante de mon existence qui m'a forcé à changer de vie, et c'est pour ça que je me suis retrouvé romancier : je veux tout transformer en légende, créer une boucle continue, doubler l'éternité. »

    Un roman ciselé, brillant et retenu.

    * Marc Pautrel, La vie princière, roman, Gallimard, 2018.

  • Deux poètes majeurs (Anne Perrier et Georges Haldas)

    Unknown.jpegLe hasard a voulu que je reçoive, le même jour, deux livres très différents et de haute tenue. Deux livres de poètes que tout oppose et que tout réunit. Le premier est une reprise, en Zoé-Poche*, de deux recueils de poésie d'Anne Perrier (1922-2017) : Le Livre d'Ophélie (1979) et La voie nomade (2000). Ce sont les poèmes de l'adieu et du grand voyage, dans lesquels Anne Perrier évoque la mort, à la fois fascinante et effrayante, d'Ophélie (qui se suicide en se noyant).

    « Qu'on me laisse partir à présent/ Je pèserais si peu sur les eaux/ J'emporterais si peu de choses/ Quelques visages le ciel d'été/ Une rose ouverte. »

    Unknown-1.jpegToute la poésie d'Anne Perrier se tient dans ces vers retenus, ce désir d'allègement, cette volonté de silence aussi, qui est toujours guidée par un désir de beauté.

    « Réduite à rien/ À pousser devant moi le frileux troupeau/ Des paroles brebis de laine/ Et de vent.»

    Tout autre, à première vue, est le fort volume des Poèmes du veilleur solitaire**, livre posthume de Georges Haldas. Si l'œuvre d'Anne Perrier est discrète et modeste, celle d'Haldas est un grand fleuve plein de méandres et d'affluents qui serait aimanté par la mer. Né à Genève en 1917, mais ayant passé toute son enfance sur l'île grecque de Céphalonie, et mort à Lausanne en 2010, Haldas a laissé une œuvre gigantesque, dont on n'a pas encore fait le tour, ni saisi l'importance.

    images-1.jpegEssayiste, chroniqueur, traducteur, scénariste, journaliste, libraire — et surtout poète.  L'Âge d'Homme a publié sa Poésie complète en 2000. Mais Haldas n'a pas fini d'écrire pour autant. Devenu pratiquement aveugle, il a dicté ses derniers poèmes à sa compagne de 23 ans, la fidèle et extraordinaire Catherine Challandes. C'est elle qui a recueilli, jour après jour, les textes qu'Haldas composait pendant la journée dans leur appartement du Mont-sur-Lausanne. Il composait, mémorisait ses textes, puis les dictait, le soir venu, à Catherine qui les transcrivait.

    C'est ce recueil de poèmes inédits que L'Âge d'Homme publie aujourd'hui, le testament du Poète, suivi d'une postface très éclairante de Catherine Challandes (sur la photo de droite, avec Thérèse et Jean Vuilleumier et GH). anne perrier,georges haldas,poésie,le livre d'ophélie,les poèmes du veilleur,zoé,âge d'hommeCes derniers textes, baignés de lumière grecque, évoquent, comme ceux d'Anne Perrier, le grand voyage. Haldas y rêve d'un grand navire qui viendrait le chercher, d'un capitaine sans visage, d'une traversée tranquille de la Méditerranée. 

    27332528_404212030035346_217892877041769410_n.jpg« Tu descends pas à pas/ les marches de la nuit/ Ce n'est pas l'aube encore/ Mais tu as rendez-vous/ avec cette fontaine/ dont l'eau est de détresse/ Qui la boit est plus fort/ Dans la vie dans la mort. »

    Haldas est le poète de l'aube, du jour qui vient, de la résurrection aussi. Chaque poème exprime cet espoir, même s'il est voilé par les soucis de l'âge et la médiocrité d'une époque qui ne sait plus reconnaître ses poètes. Haldas aimait le chant du merle, « le silence de la ville, un dimanche matin, les premiers rayons du soleil dans une petite cour, une vieille femme qui traversait la rue, les reflets de l'Arve, le chant du coq dans un village, le murmure de la petite fontaine du Mont… » (Catherine Challandes).

    Anne Perrier chantait sa relation à la nature ; Haldas est le poète de la relation à l'autre, aux hommes comme aux éléments naturels ; le poète du quotidien également. L'un et l'autre se rejoignent dans leur quête de poésie, cette musique de la langue, ce souci du mot juste et précis. 

    Deux poètes essentiels à relire !

    * Anne Perrier, Le Livre d'Ophélie, suivi de La Voie nomade, Zoé-Poche, 2018.

    ** Georges Haldas, Poèmes du veilleur solitaire, postface de Catherine de Perrot-Challandes, l'Âge d'Homme, 2018.