- Je suis née à Shanghai. Par accident.
- Ça commence bien.
- Ma mère était ouvreuse au Lotus bleu. Un cinéma permanent du quartier de Pudong. Elle adorait les films américains. Lauren Bacall. Edgar G. Robinson. Ces films en noir et blanc. Pleins de fumée. De filles faciles et de faux durs. Toute sa famille avait connu l’humiliation. Les gardes rouges. Les camps de rééducation. On avait envoyé son père aux champs. Puis en ville pour balayer les trottoirs. Puis au Tibet couper des langues. Des mains. Violer des femmes dans les temples. Puis, à seize ans, ma mère est partie à Shanghai. C’était la ville des dissidents. Des humiliés. Et elle a dû se débrouiller toute seule. Couseuse. Boniche dans les hôtels de luxe. Vendeuse de faux Lacoste. Elle gagnait peu. À peine de quoi payer sa chambre. Alors ma mère arrondissait ses fins de mois en recevant des hommes de passage.
- Il n’y a pas de honte à ça.
- Qui vous parle de honte ?
- Continuez.
- Mon père était un de ces hommes-là.
- Vous l’avez connu ?
- Non. Il est venu. Il a payé. Il est parti.
- Que savez-vous de lui ?
- Rien. Il était blanc. Il était riche. Il avait les yeux bleus.
- Comme vous.
- Oui. C’est le seul héritage qu’il m’a laissé.
- Que faisait-il ?
- Il était photographe pour les journaux français.
- Grand reporter.
- En quelque sorte.
- Vous ne savez rien d’autre sur lui ?
- Ma mère l’a vu deux ou trois fois, c’est tout. Il était grand. Il fumait des Gitanes. Il parlait peu. C’était un amant agréable.
* extrait de Après l'Orgie, à paraître le 4 septembre.