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  • Règlement de comptes à Payerne City

    images.jpegUne étrange affaire agite actuellement le landerneau romand (voir ici l'article de Jean-Louis Kuffer dans 24 Heures). Au centre de l’affaire : le dernier livre de Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple*, qui raconte — comme chacun le sait désormais, puisque le livre a été largement chroniqué — l’assassinat, à Payerne, en 1942, d’un marchand de bétail juif, Arthur Bloch, par un groupe de nazillons locaux. Le roman de Chessex est bref, bien enlevé, il sonde comme à son habitude les zones les plus sombres de l’être humain, le mal, la violence aveugle, le désir de mort. Jusqu’ici, rien à dire. En quelques semaines, le livre sur « l’affaire de Payerne » est devenu un succès de librairie. Plus de 30'000 exemplaires vendus. Ce qui est bien sûr exceptionnel sous nos latitudes où les tirages sont habituellement confidentiels. Même le directeur de Payot, Pascal Vandenberghe, se frotte les mains…
    Bravo à Chessex, donc, et vive la littérature romande !
    Là où l’affaire se corse, c’est quand on apprend que, trente ans avant le roman de Chessex, les journalistes Yvan Dalain et Jacques Pilet avaient réalisé un film, puis écrit un livre sur la fameuse affaire. Ce film, dans le cadre de l’émission Temps Présent, s’intitulait Analyse d’un crime, et l’on se réjouit beaucoup de le redécouvrir très bientôt sur la TSR (on peut le voir sur le site de la TSR ici). dalain.jpegQuant au livre de Jacques Pilet, paru chez Favre en 1977, il s’intitulait Le crime nazi de Payerne, 1942 en Suisse, un Juif tué pour l’exemple. Je vous laisse juge des coïncidences…
    Interrogé sur cette étrange affaire, par Pascale Burnier, Chessex déclare qu’« il était le premier sur le coup », ayant déjà rédigé, en 1967, un texte d’une dizaine de pages, Un crime en 1942, publié dans un recueil de chroniques, Reste avec nous, réédité par Bernard Campiche en 1995. Il a donc la paternité de l’histoire…
    Sans entrer dans ce débat curieux de savoir qui des uns ou de l’autre est le propriétaire du sujet (le livre de Chessex reprend pourtant tel quel le titre du livre de Pilet), on ne peut éviter certaines questions. Pourquoi, de la part du grand écrivain, avoir occulté délibérément ses sources ? Ou, à défaut de sources, pourquoi n’avoir pas mentionné l’existence du film de Dalain (à droite, de son vrai nom Yvan Lévy, né à Avenches en 1927 et décédé en 2007) et du livre de Pilet ?
    chessex.jpegQuand on pose la question à Chessex, voici ce qu’il répond : « Il s’agit d’un travail sérieux, mais qui manque cruellement de détails. Les noms des assassins ne sont pas cités et le déroulement du drame n’est pas précis. À aucun moment du livre, ni du Temps présent de l’époque d’ailleurs, on ne comprend que ce crime dépasse Payerne et qu’il s’agit vraiment du début d’Auschwitz. »
    Y a-t-il là comme le règlement d’un antique contentieux ? Et pourquoi Chessex, trente ans après Dalain et Pilet, tente-t-il de se réapproprier (avec succès, d’ailleurs) l’« affaire de Payerne », ce fait divers tragique qui marqua toute une région, et toute une époque ? Un écrivain, fût-il de talent, peut-il s'arroger l'exclusivité d'un fait divers?
    En attendant les réponses qui ne vont pas manquer de surgir dans les jours et les semaines qui viennent, car l'affaire fait grand bruit chez nos voisins vaudois, relisons les deux Jacques, Chessex et Pilet, et ne manquons pas la rediffusion sur la TSR du film d’Yvan Dalain, qui fut un grand reporter, un grand écrivain et un homme épatant.

    * Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple, roman, Grasset, 2008.
    ** Jacques Pilet, Le crime nazi de Payerne, 1942 en Suisse, un Juif tué pour l’exemple, Favre, 1977.

  • Mortelle randonnée

    hofmann.jpegAprès un récit de voyage, Billet aller-simple*, et Estive**, carnet de route en haute vallée alpine, Blaise Hofmann se lance dans le roman. Et, pour son coup d’essai, il n’a pas froid aux yeux, puisqu’il se glisse dans la peau d’une femme, Berthe, la trentaine, en rupture sociale, pour raconter sa révolte, d’abord, sa soif de liberté, puis sa dérive mortelle.
    Scandé en trois parties, le périple de l’héroïne commence à Lausanne, où elle travaille comme assistante de direction sous les ordres d’une amie d’enfance, redoutable executive woman. Quand elle rentre chez elle, c’est pour retrouver son petit ami, tendresse plan-plan et routine quotidienne. On sent Berthe tout près du point de rupture. Il arrive un beau jour, presque par accident, alors qu’elle se balade à vélo. Un pneu crevé, de nouvelles rencontres, l’envie de poursuivre son chemin Dieu seul sait où : comme une seconde chance pour sortir de l’étau des jours gris. Chaque rencontre est un événement, pousse Berthe un peu plus loin sur le chemin de la liberté. Quête de soi qui passe par l’aventure, l’expérience du temps mort et de la faim, de l’errance, de l’absence de tout port d’attache. Blaise Hofmann a les sens aguerris. C’est un observateur, doublé d’un moraliste : au fil des jours, la fuite de Berthe se transforme en voyage initiatique, un voyage jalonné de rencontres et de découvertes, de peurs et de désirs. Hofmann excelle à observer les gens, à décrire une nature qui n’est pas toujours bienveillante, à creuser cette envie d’aller voir ailleurs si la vie est plus belle…
    assoiffée.jpegPlus convenue, la seconde partie de L'Assoiffée*** montre Berthe dans la rue, à Paris, fréquentant SDF et clochards, dormant dans les toilettes publiques, mendiant un peu d’argent à la porte des supermarchés, vivant ou survivant d’expédients. On a de la peine à suivre Berthe dans cette longue descente aux enfers où tout esprit de révolte, toute résilience, semble l’avoir abandonnée. « Ne pas hésiter à perdre la face. Aller au bout de mes maladresses. Errer comme une provinciale pas peu fière d’avoir fait le déplacement. Être heureuse. »
    Ce bonheur, Berthe ne le trouvera pas à Paris où elle s’enfonce chaque jour davantage dans la misère et la marginalité. Hofmann peine ici à trouver le ton juste pour décrire cette fuite éperdue qui est un vertige du néant et de la mort. On aimerait que Berthe ait plus d’épaisseur ou de consistance. Que quelque chose en elle résiste à ce vertige autodestructeur. Pourquoi est-elle à ce point passive et désespérée ? D’où vient ce malheur qui l’habite ? Que (ou qui) cherche-t-elle si vainement à fuir ?
    La troisième partie, hélas, ne répond pas à ces questions, ou les laisse en suspens. Recueillie par un routier qui lui raconte sa vie (surprenant dialogue dans un roman presque entièrement écrit sous forme de monologue), Berthe va se retrouver sur la côte normande, si chère à Marguerite Duras. Cette ultime rencontre, dont on pressent qu’elle aurait pu être décisive, cette dernière chance, Berthe ne sait pas la saisir. Elle poursuit sa dérive au fil des dunes de l’Atlantique, s’interroge encore une fois sur sa vie — et sur le monde qui l’a abandonnée. La liberté, est-ce la mort ? Toute émancipation (par rapport à la société, au monde du travail, au couple) est-elle forcément impossible ? Se chercher, se trouver, à travers une errance ponctuée de rencontres et de découvertes, est-ce nécessairement se perdre ?
    Pour Blaise Hofmann, qui suit pas à pas la longue dérive de Berthe, la réponse ne fait pas de doute. En fin de course, Berthe n’a qu’une issue : se fondre corps et âme dans les flots de l’océan. Ultime et mortelle régression. Même si cette fin — si caractéristique de la littérature romande qui a fait du suicide son principal lieu commun — semble un peu trop prévisible, ou trop facile, le roman de Blaise Hofmann ne manque pas de vigueur, ni de style. On se réjouit de le lire dans un prochain roman au sujet peut-être mieux adapté à ses qualités d’écrivain.


    * Blaise Hofmann, Billet aller simple, l’Aire bleue, 2006.
    ** Blaise Hofmann, Estive, Zoé, 2007.
    *** Blaise Hofmann, L’Assoiffée, roman, Zoé, 2009.

  • Les piètres penseurs


    images.jpegComme l'ornithorynque ou le panda, l'Intellectuel Français (ou I.F. pour reprendre le sigle inventé par Régis Debray dans un livre passionnant*) est une espèce en voie de disparition. Héritier lointain de l'Intellectuel Originel (ou I.O.), dont les plus fameux spécimens s'illustrèrent lors de l'affaire Dreyfus, l'I.F. voit aujourd'hui sa fin venir, supplanté par l'I.T. (ou Intellectuel Terminal) qui ne pense plus en terme en droit ou d'éthique, mais exprime ses humeurs au jour le jour — de préférence dans les pages “ Débats ” de Libération ou du Monde — dans l'espoir d'en tirer un bénéfice médiatique immédiat, et d'occuper la scène intellectuelle.
    Intervenir dans la vie politique, pour un écrivain ou un philosophe, aura toujours été, depuis un siècle au moins, une spécialité française. On se rappelle Zola accusant, dans l'Aurore, l'Etat d'avoir condamné injustement Dreyfus. Accusation reprise par Anatole France, Barrès, Péguy, Proust et quelques autres I.O., lesquels, après maintes attaques, polémiques et menaces, eurent enfin gain de cause.
    Cet engagement de l'intellectuel, qui se doit de toujours prendre position dans le débat politique de son époque, va se développer au cours du XXe siècle. En France, ses grandes figures morales seront tour à tour Gide, lorsqu'il dénonce au retour d'un voyage en URSS les conditions de vie de ce pays ; Sartre, bien sûr, qui force l'I.F. à s'engager dans le débat politique et à choisir son camp, souvent de manière péremptoire ; Raymond Aron qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale, s'oppose à Sartre en défendant des positions tout autres ; mais aussi David Rousset ou Pierre Vidal-Naquet.
    Le point de rupture, qui pour Régis Debray marque la fin de l'I.F et sa transformation en I.T. (ou Intellectuel Terminal), advient au début des années 70 avec l'arrivée sur la scène médiatique des “ Nouveaux Philosophes ”. Plus de débat d'idées, désormais, plus d'affrontements de haute tenue, comme les querelles entre Sartre et Camus, mais des opinions assénées tels des coups de gourdin. Même si Debray cite peu de noms, on reconnaît sans peine ici la bande à Bernard-Henri Lévy, Glucksmann et autres Finkelkraut qui représentent les nouveaux maîtres du prêt-à-penser. Leur coup de génie ? Occuper les media et faire du débat d'idées un spectacle permanent. Ê“ L'I.T. a un ton judiciaire, mais un ton au-dessus du juridique. Il fait métier de juger, et non d'élucider : plutôt dénoncer qu'expliquer. Sa question préférée ? " Est-il bon, est-il mauvais ? " Elle en cache une autre, beaucoup plus grave à ses yeux : " Et moi, me retrouverais-je, ce faisant, du bon ou du mauvais côté ? "”
    Etre toujours là où quelque chose se passe (quitte à faire du tourisme médiatique comme BHL ou Bernard Kouchner). Toujours du bon côté, bien sûr — c'est-à-dire des bons sentiments ou du politiquement correct. Ne jamais s'engager sur le terrain du vrai débat philosophique (laissé aux purs spécialistes, philosophes de métier, réputés illisibles), mais raisonner en termes de chiffres plus ou moins trafiqués, de slogans péremptoires et de comparaisons démagogiques (voir les chroniques de Jacques Julliard, Alain Minc ou Jean-François Revel).
    En même temps qu'il accède aux présentoirs des supérettes, l'I.F. signe son arrêt de mort. Le spectacle a remplacé la réflexion, les bons sentiments ont supplanté le droit, la morale circonstancielle (qui change au gré des événements et de la pensée dominante) a pris la place de la bonne vieille éthique philosophique, décidément trop obsolète.
    Bien sûr, on sent chez Régis Debray (type même de l'I.F. formé à la vieille école) une certaine nostalgie de l'époque où l'écrivain, l'artiste ou le penseur avait encore son mot à dire dans le débat d'idées. Où réflexion philosophique ne rimait pas avec bricolage de circonstance, démagogie, flatterie des foules anesthésiées. Époque à jamais révolue, selon lui, car nous sommes entrés dans la vidéosphère : l'écran a remplacé l'écrit, l'ordinateur ou la télévision ont supplanté le livre — comme, d'autre part, les médias assurent, à eux seuls, le traitement et le commentaire de l'information en convoquant de temps à autre, tels des guests stars, les penseurs en vogue du moment.
    * Régis Debray, I.F. (Suite et fin), Folio.