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  • Sollers en légende et en vérité

    images-3.jpegIl faudrait enseigner les premières lignes d'Agent secret* dans toutes les écoles : « Contrairement aux apparences, je suis un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu'importe ici qui dit je.  Écrire à la main, nager dans l'encre bleue, voir le liquide s'écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d'une réserve d'oiseaux (…) Ah être un oiseau ! »

    Tout Sollers est déjà là : rythme, musique, liberté absolue. Un vol d'oiseaux ouvre le livre et revient battre des ailes dans les dernières lignes, avec l'évocation de Rimbaud (la lecture est une illumination) : « Oiseau hors la loi, oiseau musique, oiseau beauté, oiseau libre, tout à fait libre. »

    Il y a de la légèreté, mais aussi de la gravité, des confidences, mais aussi de secrets bien gardés, dans ce livre autobiographique où Sollers égrène ses souvenirs, en images et en mots, en musique aussi, en évoquant son enfance bordelaise, solitaire, enchantée, ses parents et ses sœurs, son étrange famille (son père et son oncle ont épousé deux sœurs), ses crises d'asthme et ses otites à répétition (« La maladie est une épreuve intéressante. J'étais attaqué à l'oreille et au souffle. »), sa propension à transformer le chagrin en rire, comme Voltaire ou Lautréamont. 

    Cela ne suffit pas à expliquer sa vocation (précoce) d'écrivain, mais cela éclaire son parcours, comme les rencontres fondamentales de sa vie : Malraux qui le sauve de la guerre d'Algérie, Mauriac qui salue ses premiers livres, Aragon qui l'encourage à écrire, mais aussi Francis Ponge, Georges Bataille et surtout Roland Barthes, fidèle compagnon de route, qui écrira un article décisif sur son œuvre in progress

    Les hommes ont compté, mais aussi les villes (New York, Venise), les pays (la Chine, l'Italie) et surtout les femmes. images-1.jpegOn connaît, depuis que leur éblouissante correspondance a été publiée**, la relation amoureuse qui a lié Sollers à Dominique Rolin, écrivaine belge décédée il y a neuf ans. Venise était leur port d'attache. C'est là qu'ils se retrouvaient deux fois par année. Et tous les autres jours, ils s'écrivaient. 

    images-4.jpegL'autre amour de sa vie s'appelle Julia Kristeva, jeune étudiante bulgare venue en France à la fin des années 60 pour faire une thèse avec Roland Barthes et épousée à la mairie du Ve arrondissement. La vie de cet agent secret n'est pas secrète : écrivaine, philosophe, psychanalyste, Kristeva, comme Sollers, a beaucoup circulé entre les disciplines, les langues, les pays. Sollers lui consacre de très belles pages, autour de l'île de Ré, autre séjour enchanté.

    Dans Le Cœur absolu et L'Année du Tigre, Sollers évoquait avec tendresse leur fils David — ses soucis de santé, ses crises d'épilepsie, son intelligence singulière. À sa manière, il fait partie des peintres (David dessine et peint) et des poètes que Sollers célèbre dans son livre, parmi les figures de Hölderlin, Manet, Picasso ou Rimbaud. Il y a une « logique du silence » entre ses figures aimées et admirées. Là encore, un secret bien gardé. 

    Agent secret peut se lire comme le versant autobiographique d'un diptyque dont Légende*** serait le versant romanesque. Ce roman, typiquement sollersien, si j'ose dire, qui ressemble à un collage surréaliste ou à une rhapsodie (en bleu, bien sûr), raconte à sa manière la légende du siècle de folie que nous vivons. Une image éclaire son origine et lui sert de prétexte : le tableau de Nicolas Poussin intitulé Apollon amoureux de Daphné, qui se trouve au Louvre. Daphné (laurier en grec), c'est aussi le prénom d'une camarade de lycée que l'auteur va retrouver et aimer. Daphné sera sa Béatrice. Elle le guidera à travers les cercles de l'enfer contemporain. L'autre guide de cette exploration secrète sera Victor Hugo, et sa Légende des siècles

    Fleurs, papillons, arbres, îles, musique, poésie : telles sont les points de fuite d'une vie résolument heureuse, contre vents et marées, modulée en roman et en autobiographie lumineuse.

    Ah être un oiseau !

    * Philippe Sollers, Agent secret, Traits et portraits, Le Mercure de France, 2021.

    **  Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin, Folio, 2017.

    *** Philippe Sollers, Légende, roman, 2021.

  • Éloge du cinéma heureux (Thomas Morales)

    9782363713490-475x500-1.jpgDans notre époque de censure morale et de folie, le mot bonheur est devenu tabou. Surtout au cinéma qui s'est plié à la logique binaire des bourreaux et des victimes. À de très rares exceptions près, le cinéma français est malheureux. Et fier de l'être. Voilà pourquoi, sans doute, les spectateurs désertent les écrans de l'Hexagone pour d'autres horizons. 

    Tout le monde se souvient de Le Magnifique, film de Philippe de Broca avec l'inoubliable Jacqueline Bisset et l'extraordinaire Jean-Paul Belmondo. Un film culte, comme on dit aujourd'hui. Une heure et demie de vrai bonheur. Parodie de James Bond, satire de OSS 117 et portrait ironique du monde de l'édition : tout concourt, dans ce film, au rire intelligent — si caractéristique de cette époque.

    images.jpegIl fallait le talent de Thomas Morales, journaliste, écrivain, grand amateur de belles voitures, pour rendre hommage à ce bonheur en consacrant un petit livre savoureux et savant à trois grandes figures du cinéma de cette époque — figures emblématiques et méprisées aujourd'hui : Jean-Pierre Marielle, la gouaille et l'élégance française, le traînard de génie, « moustache en érection » et verbe haut, « acteur de la défaite » par excellence. is.jpgMais aussi Philippe de Broca (Cartouche, L'Homme de Rio, Le Diable par la queue, etc.) qui inventa le héros ironique et désinvolte, joué le plus souvent par Belmondo, et fut vraiment le réalisateur du bonheur. Et, bien sûr, last but not least, Jean-Paul Belmondo lui-même, dont la filmographie immense navigue entre Godard et Verneuil, Melville et de Broca, les « films d'auteurs » et les prétendus « divertissements ».

    Thomas Morales, avec style et brio, leur rend hommage en célébrant, avec une pointe de nostalgie, le cinéma de cette époque (les Trente Glorieuses) à la fois inventive et insouciante. Ses mots sonnent juste. Comme un pilote de course, il change de vitesse à chaque évocation. Portrait fouillé et empathique de Marielle. Évocation lumineuse de Philippe de Broca. is-2.jpgÉclats de la mémoire pour Belmondo, dont chaque film, vu et revu cent fois, évoque un souvenir personnel et amoureux (la Julia de Morales, comme Fanny Ardant dans Désiré, est « une déesse qui se protège derrière une voix forte et un trench à col relevé »). Le cinéma est notre imaginaire et notre mémoire. Impossible, aujourd'hui, de distinguer les deux.

    Bref, si vous aimez le cinéma (et le bonheur), il faut lire Ma dernière séance*, de Thomas Morales — un bonheur de lecture.

    * Thomas Morales, Ma dernières séance, Pierre-Guillaume de Roux, 2021.

  • Père disparu

    images.jpegFrappé d'obsolescence, le père a disparu, rangé au fond du magasin, parmi les gadgets inutiles — les voitures, les avions, la viande, les laitages. L'enfant est un miracle, un alliage incertain, une bénédiction ou une malédiction, c'est selon. Le père est un scandale qu'il s'agit d'effacer. Une aberration.

    L'enfant est né au début du siècle d'une rencontre, du choc entre deux langues. Un comédien à la dérive et une Américaine du Nouveau monde. Avec Damien, un monde s'achevait ; avec Leslie, une nouvelle ère commençait. Trop occupé à chercher sa place, à trouver le bon rôle, il n'a rien vu venir. Tant pis pour lui.

    Il n'y a pas si longtemps, dans l'ancien monde, on récitait une prière insolite dans les églises ou le soir avant d'aller se coucher. Notre Père qui êtes aux cieux/ Que votre nom soit sanctifié. Une prière devenue insensée, obscène, même pour les plus naïfs, même pour les moins ensorcelés. Pendant des siècles, pourtant, elle fut marmonnée par des légions de fidèles, sur toute la terre, avant de tomber dans un oubli total, frappée de mort ou d'obsolescence.

    Dans vingt ans, on n'en parlera plus. Ce ne sera même plus un souvenir. On parlera gamètes et embryons congelés. Trafic de sperme artificiel. Ovocytes périmés. Et bien sûr marchandage, flux et reflux des bourses, luttes pour la suprématie mondiale de la reproduction. Big pharmas.

    « Vous voulez un enfant ? Mâle ou femelle ? Les yeux de quelle couleur ? Et les cheveux ? Bouclés, lisses ou crêpus ? Et la couleur de peau ? Pas trop foncée ? De type caucasien de préférence ? Et bien sûr doué pour les langues et les études ? Surdoué même ? Au fond, vous voulez un enfant qui ne vous ressemble pas… »

    Pourtant, par bien des côtés, l'enfant ressemble à son père. C'est une calamité. Il aime le théâtre et les livres. Il est souvent au bord des larmes, d'une sensibilité maladive. Il préfère la compagnie des filles à celle des garçons. Il est taiseux et solitaire. Il aime se battre avec ses congénères. Comme lui, il a les yeux verts et le teint hâlé. Il laisse traîner ses slips et ses chaussettes dans tout l'appartement. Etc.

    Depuis toujours, peut-être inconsciemment, Leslie rêvait d'un monde sans père. Il est en train d'advenir. Ce sera un monde pacifié, sans guerre ni violence d'aucune sorte. Un monde enfin purgé de ses excès. Sans prédateurs. Sans agresseurs. Sans tueurs. Sans violeurs. Un monde entièrement dévolu au culte du Bien. Tout ce qui, autrefois, était obscène ou inapproprié aura disparu.

    Un monde enfin égalitaire.

    Mais quel ennui !