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  • Ma vie n'est pas un roman (Jean-Bernard Vuillème)

    images.jpegÉcrivain et journaliste, Jean-Bernard Vuillème (né en 1950), vit à La Chaux-de-Fonds, mais il a beaucoup voyagé. Écrit entre Cernier, Paris et Berlin, Lucie*, paru en 1995 aux éditions Zoé, est un livre inclassable, comme la plupart de livres de Vuillème, mais intrigant et qui ne cesse de fasciner. Il vaut la peine de le relire — ne serait-ce que pour l'hymne qu'il chante à ce prénom magique — Lucie — qui hante le récit.

    Récit ou roman ? L'écrivain Franz Schötz ne se pose pas la question. Étendue sur le canapé, lisant par-dessus son épaule, Lucie n'a qu'une demande : écris-moi. Qu'il faut entendre dans les deux sens du terme : écris-moi une histoire et écris-la pour moi. Mais Schötz tourne autour du pot : il est en mal d'inspiration, ou du moins de narration. Il aimerait répondre au désir de Lucie, qui lui demande de raconter une histoire, son histoire, leur histoire, mais cela ne vient pas. Il s'échine à décrire un verre de bière, sans y arriver vraiment. Les mots lui font défaut. Le langage le trahit.

    Pourtant, des personnages naissent de sa plume, un peu perdus comme lui, ou abandonnés dans la nuit d'un tunnel. C'est d'abord ce touriste belge à qui un voleur facétieux dérobe ses papiers dès qu'il arrive à Paris. Sans identité et sans le sou, le « prétendu Blondiau » erre dans les rues de la capitale comme un mendiant sans domicile. Ensuite, il y aura Giacomo, un homme qui traverse à pieds le tunnel du Simplon pour rejoindre sa famille. Il marche dans le noir, sa lanterne à la main, en manquant se faire écraser par les convois qui passent à toute vitesse. Ces deux avatars de l'écrivain, l'homme sans identité et le marcheur dans la nuit, ne suffisent pas à Lucie qui en veut plus — non des histoires à dormir debout, mais une histoire vraie, la sienne, la leur, qui soit comme l'enfant qu'elle désire ardemment.

    Vuilleme_Lucie.jpg« Ainsi passais-je mes journées le cul sur une chaise installé dans l'infini virtuel de la littérature à ressasser ce qui fut, inventer ce qui pourrait être et supputer ce qui aurait pu advenir au point que j'en attrapais des fourmis dans les jambes (…) et finalement n'y tenant plus, je me précipitai dans la rue hors de moi-même, et peut-être au-devant de moi, prêt à tout et disposé à rien. »

    Avec l'écrivain Schötz, on pense aux personnages de Kafka ou de Robert Walser, perdus dans un monde dont ils ne connaissent pas (ou feignent d'ignorer) les règles et poursuivis par un destin d'autant plus impitoyable qu'il est aveugle.

    À mesure que le récit progresse, la mystérieuse Lucie se détache du narrateur et l'on comprend alors que le livre qu'il essaie vainement d'écrire sera un livre de deuil et de séparation. « À la fin, je ne saurai plus. J'aurai perdu le goût de dire et je m'accrocherai comme une tique à mon propre sang. Ce livre pourrait être un livre qui se nourrit de son mal, ébauche d'histoires sans fin se reformant comme autant de croûtes successives sur une plaie grattée par habitude. J'enfilerai machinalement des mots sur les lignes tendues à travers les pages et des lambeaux de mémoire suspendus au fil de l'écriture sècheront au vent de l'amnésie. »

    Lucie dicte sa loi, les battements du cœur de Schötz et le rythme de son livre. Mais à la fin elle se rebiffe : « Je ne veux plus être traitée comme un personnage, dit-elle. Ma vie n'est pas un roman. » Vuillème met admirablement en scène le dilemme éternel de l'écrivain : vivre ou écrire, il faut choisir ! En choisissant l'écriture – bribes de conversations, embryons d'histoires, morceaux de fiction, tranches de vécu — Schötz a perdu insensiblement Lucie qui se détache de lui et s'en va élever seule l'enfant qu'il lui a fait.

    L'écriture dense et précise de Vuillème, son humour, sa fantaisie constante et sa tendresse, font de Lucie un livre qu'on n'oublie pas de sitôt. Autopsie d'un amour, projet d'un livre rêvé et avorté, incommunicabilité : il y a de tout cela dans ce texte à tiroirs, qui est aussi une réflexion saisissante sur le couple moderne.

    * Jean-Bernard Vuillème, Lucie, éditions Zoé, 1995.

  • La fin d'une utopie (Camille Kouchner)

    Depuis quelques années, en littérature, la mode est aux règlements de comptes. Si possible chez les people. Cela renoue les caisses, souvent vides, des maisons d'édition. L'année dernière, en janvier, c'était le livre de Vanessa Springora, Le Consentement*, qui avait décroché le jackpot, en révélant les manières et les goûts de Gabriel Mazneff (qu'il étalait, d'ailleurs, dans tous ses livres). Cette année, pour la traditionnelle rentrée littéraire de janvier (près de 500 nouveaux romans), c'est Camille Kouchner, fille de Bernard Kouchner et d'Évelyne Pisier, qui mène la course en tête, avec La familia grande**, un texte qui remue beaucoup d'idées reçues et révèle au grand jour un secret bien gardé : le viol, par son beau-père, Olivier Duhamel, de Victor, le frère jumeau de Camille, à l'âge de 14 ans.

    images-1.jpegOn a beaucoup parlé d'inceste — à juste titre — à propos de ce livre. C'est en effet le cœur secret de ce livre écrit avec les tripes pour se libérer du poids d'une longue culpabilité. Camille fut la seule personne à qui Victor confia son secret (le viol) en lui demandant de le révéler à sa mère, tout d'abord, puis, des années plus tard, de n'en parler à personne, car Victor voulait « tourner la page » et construire sa vie loin de ce terrible secret. Mais Camille a passé outre. Ce n'est pas la victime qui parle ici, mais le porte-voix de son frère. 

    Tout le livre tourne autour de ce double bind — cette impossible obligation. Mais l'intérêt est aussi ailleurs, dans la description de cette familia grande, les fêtes, l'excitation des rencontres estivales, l'immense liberté de mœurs et de parole de tous les membres du clan. Car cette famille agrandie et recomposée est d'abord un clan. Pour y entrer, il faut montrer patte blanche, appartenir à cette nouvelle gauche qui deviendra la gauche caviar. Il faut avoir été ancien mao, trotskiste ou stalinien (la mère de Camille fut la maîtresse de Fidel Castro pendant quatre ans). À travers cette gauche libertaire (au pouvoir en France de 1981 à 1995), Camille Kouchner fait le procès de l'utopie communautaire de cette génération qui misait tout sur la liberté absolue (des hommes comme des femmes), qui voulait des enfants, mais se dépêchait de les confier à des nounous (qui les accompagnaient lors des grandes vacances), et qui pensait surtout à gravir les échelons de sa propre carrière. Dans son livre, Camille Kouchner déconstruit cette vision idéale (mais fausse) de la famille agrandie, qui « jouirait sans entraves », dans les rires et la liberté. En ce sens, elle fait le procès de la « pensée 68 », des utopies politiques, mais aussi féministes, « sociétales » liées à cette époque.

    La famille primitive, selon Freud, se construit autour d'un meurtre commis en commun (celui du père). Dans la famille Kouchner-Duhamel, le crime est le viol d'un adolescent par son beau-père — et ce crime devient un secret qui empoisonne la vie de Camille Kouchner. images.pngElle cherche bien sûr à le partager pour se sentir moins coupable, mais avec qui ? Sa mère ? Elle n'y croit pas et accuse sa fille d'être jalouse de l'homme qu'elle aime. Son père ? Il a toujours brillé par son absence, surtout depuis qu'il s'est remarié avec une journaliste vedette de la télévision. La seule à l'écouter, puis à l'encourager à révéler la vérité, c'est sa tante, la comédienne Marie-France Pisier, qui mourra en 2011 dans des circonstances étranges (suicide ?). La mort volontaire hante d'ailleurs cette famille depuis toujours.

    Victor n'a pas voulu poursuivre son beau-père. Le temps a passé. Il y a désormais prescription. Il est trop tard pour la Justice. Mais la littérature permet sinon de punir le coupable, du moins de révéler un secret qui pèse sur les consciences et la vie de nombreuses personnes. En cela, elle remplit sa fonction d'exorcisme.

    * Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020.

    ** Camille Kouchner, La familia grande, Le Seuil, 2021. 

  • Dans la ville morte (Bernadette Richard)

    images-1.jpegBernadette Richard est une grande voyageuse. Elle a sillonné les routes du monde avant de revenir à La Chaux-de-Fonds, où elle est née en 1951. Elle a déménagé 58 fois et est impatiente de préparer son 59è déménagement. Elle appartient à cette famille d'écrivains suisses (Cendrars, Bouvier, Ella Maillard) qui ont la bougeotte.

    Son dernier livre nous emmène dans une zone interdite : celle de Tchernobyl, qui qui restera dans les mémoires comme la première et la plus importante catastrophe nucléaire de l'histoire. images-2.jpegExtrêmement bien documenté, Dernier concert à Pripyat*, un roman bref et nerveux, écrit sous forme de chronique, mêle souvenirs personnels (l'auteur a visité les lieux en 2013) et réflexions sur le monde post-apocalyptique. Car Tchernobyl a bien marqué la fin d'un monde (avril 1986) à la fois politique, écologique et économique. On se souvient que la catastrophe (l'explosion du 4è réacteur de la centrale nucléaire) a d'abord été occultée, puis minimisée, avant de disparaître des radars médiatiques.  Le professeur Pierre Pellerin, patron du Service central de protection contre les rayons ionisants (SCPRI), ne disait-il pas que « les nuages de Tchernobyl se sont arrêtés à la frontière française » ? 

    S'étant rendue sur place, Bernadette Richard mène l'enquête, pas seulement comme journaliste, mais surtout comme romancière. Elle nous livre une chronique qui pourrait être une fable contemporaine. Que faire après la fin du monde ? Comment continuer à vivre malgré tout ? ecole_pripyat_Bernadette_Richard_Miralles-768x576.jpgLes personnages de son Dernier concert à Pripyat, tous nés dans la zone et attachés à cette terre contaminée qui est leur mère patrie, décident d'y retourner. Pour explorer leur ville morte. Pour aider ceux qui y sont restés. Pour montrer que la vie et la musique auront toujours le dernier mot. Ils ne sont pas les seuls car, dans la ville abandonnée et interdite d'accès, une vie clandestine s'est développée, avec ses irréductibles, ses pilleurs de ruines, ses nostalgiques du passé. C'est une nouvelle communauté de résistants que Bernadette Richard décrit avec tendresse et brio. Bien sûr, la mort rôde à chaque page. Invisible. Menaçante. Tout, ou presque, est irradié à Pripyat, les êtres comme les objets, la terre comme les arbres. artstreet_tchernobyl_Bernadette_Richard_Miralles-768x512.jpgC'est une folie que de vouloir y habiter ou y retourner. Mais les personnages de Bernadette Richard sont tous fous bien sûr — ce qui les rend touchants et intéressants. Chacun essaie de mener sa barque loin du chaudron maudit de la centrale (qu'on a recouvert d'un immense sarcophage de béton qui se fissure avec le temps). Mais chacun y retourne, parce qu'on retourne toujours sur les lieux de sa naissance, plein de questions, de désirs et de souvenirs.

    Et ce dernier concert, dans la ville morte, a valeur de symbole : malgré la catastrophe, la tristesse de ces lieux dévastés, il est possible de vivre encore et de jouer de la musique, de se réunir et de faire la fête jusqu'aux premières lueurs du jour. Après l'apocalypse, la vie reprend.

    Comme un ultime pied de nez à la mort. 

    * Bernadette Richard, Dernier concert à Pripyat, roman, l'Âge d'Homme, 2020.

    ** Les deux dernières photos illustrant l'article sont des photos de © Bernadette Richard.