Depuis quelques années, en littérature, la mode est aux règlements de comptes. Si possible chez les people. Cela renoue les caisses, souvent vides, des maisons d'édition. L'année dernière, en janvier, c'était le livre de Vanessa Springora, Le Consentement*, qui avait décroché le jackpot, en révélant les manières et les goûts de Gabriel Mazneff (qu'il étalait, d'ailleurs, dans tous ses livres). Cette année, pour la traditionnelle rentrée littéraire de janvier (près de 500 nouveaux romans), c'est Camille Kouchner, fille de Bernard Kouchner et d'Évelyne Pisier, qui mène la course en tête, avec La familia grande**, un texte qui remue beaucoup d'idées reçues et révèle au grand jour un secret bien gardé : le viol, par son beau-père, Olivier Duhamel, de Victor, le frère jumeau de Camille, à l'âge de 14 ans.
On a beaucoup parlé d'inceste — à juste titre — à propos de ce livre. C'est en effet le cœur secret de ce livre écrit avec les tripes pour se libérer du poids d'une longue culpabilité. Camille fut la seule personne à qui Victor confia son secret (le viol) en lui demandant de le révéler à sa mère, tout d'abord, puis, des années plus tard, de n'en parler à personne, car Victor voulait « tourner la page » et construire sa vie loin de ce terrible secret. Mais Camille a passé outre. Ce n'est pas la victime qui parle ici, mais le porte-voix de son frère.
Tout le livre tourne autour de ce double bind — cette impossible obligation. Mais l'intérêt est aussi ailleurs, dans la description de cette familia grande, les fêtes, l'excitation des rencontres estivales, l'immense liberté de mœurs et de parole de tous les membres du clan. Car cette famille agrandie et recomposée est d'abord un clan. Pour y entrer, il faut montrer patte blanche, appartenir à cette nouvelle gauche qui deviendra la gauche caviar. Il faut avoir été ancien mao, trotskiste ou stalinien (la mère de Camille fut la maîtresse de Fidel Castro pendant quatre ans). À travers cette gauche libertaire (au pouvoir en France de 1981 à 1995), Camille Kouchner fait le procès de l'utopie communautaire de cette génération qui misait tout sur la liberté absolue (des hommes comme des femmes), qui voulait des enfants, mais se dépêchait de les confier à des nounous (qui les accompagnaient lors des grandes vacances), et qui pensait surtout à gravir les échelons de sa propre carrière. Dans son livre, Camille Kouchner déconstruit cette vision idéale (mais fausse) de la famille agrandie, qui « jouirait sans entraves », dans les rires et la liberté. En ce sens, elle fait le procès de la « pensée 68 », des utopies politiques, mais aussi féministes, « sociétales » liées à cette époque.
La famille primitive, selon Freud, se construit autour d'un meurtre commis en commun (celui du père). Dans la famille Kouchner-Duhamel, le crime est le viol d'un adolescent par son beau-père — et ce crime devient un secret qui empoisonne la vie de Camille Kouchner. Elle cherche bien sûr à le partager pour se sentir moins coupable, mais avec qui ? Sa mère ? Elle n'y croit pas et accuse sa fille d'être jalouse de l'homme qu'elle aime. Son père ? Il a toujours brillé par son absence, surtout depuis qu'il s'est remarié avec une journaliste vedette de la télévision. La seule à l'écouter, puis à l'encourager à révéler la vérité, c'est sa tante, la comédienne Marie-France Pisier, qui mourra en 2011 dans des circonstances étranges (suicide ?). La mort volontaire hante d'ailleurs cette famille depuis toujours.
Victor n'a pas voulu poursuivre son beau-père. Le temps a passé. Il y a désormais prescription. Il est trop tard pour la Justice. Mais la littérature permet sinon de punir le coupable, du moins de révéler un secret qui pèse sur les consciences et la vie de nombreuses personnes. En cela, elle remplit sa fonction d'exorcisme.
* Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020.
** Camille Kouchner, La familia grande, Le Seuil, 2021.