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  • Sur les chemins noirs (Sylvain Tesson)

    Sur les chemins noirs, de Sylvain Tesson. Un chef-d'œuvre absolu ! Voici l'entretien que Tesson a accordée à son éditeur lors de la sortie du livre.

    Unknown-3.jpeg« Corseté dans un lit, je m’étais dit à voix presque haute : “Si je m’en sors, je traverse la France à pied”. Je m’étais vu sur les chemins de pierre ! J’avais rêvé aux bivouacs, je m’étais imaginé fendre les herbes d’un pas de chemineau. Le rêve s’évanouissait toujours quand la porte s’ouvrait : c’était l’heure de la compote.
    Un médecin m’avait dit : “L’été prochain, vous pourrez séjourner dans un centre de rééducation”. Je préférais demander aux chemins ce que les tapis roulants étaient censés me rendre : des forces. »

    Peut-on définir ce livre comme un journal de voyage ? 
    Tesson : Je parlerais plutôt de journal de marche, mais ce type de journal se heurte à un double écueil : celui de la répétition — tous les jours il se passe la même chose, je me mets en marche, je me repose, je me remets en marche…— et celui de la diffraction. Il faut structurer les sentiments, les idées, les réflexions, les méditations qui accompagnent une progression, afin de ne pas partir dans une effroyable dispersion. Donc ce livre est un journal organisé, un journal a posteriori. Au fond, c’est une forme de récit qui se donne l’apparence du journal.

    images.jpegEn croisant certains randonneurs à la recherche du pittoresque, vous évoquez leur désir de se désennuyer. Auriez-vous fait le choix de vous ennuyer ? 
    Tesson : Effectivement, je n’allais pas chercher un pays d’affichiste, de papier glacé, mais un pays perdu, un pays dans l’ombre, et on pourrait imaginer que le voyage sur les chemins oubliés, au rebours absolu du pittoresque, est une forme de recherche de l’ennui. C’est un paradoxe, à ceci près que le simple fait d’être dans l’action de la marche écarte du péril de l’ennui. Cela me fait penser à Barbey d’Aurevilly, qui, en parlant des chouans et de leur façon de combattre dans les chemins creux, emploie le verbe « chouanner ». Chouanner, cela veut dire prendre la poudre d’escampette, disparaître, défendre le monde que l’on aime en se dissimulant… j’ai envie d’en faire un principe d’existence.

    Vous portez sur les paysages un regard plutôt scientifique, de botaniste, de naturaliste, de géologue… 
    Tesson : J’ai une formation de géographe, et j’aime beaucoup Vidal de La Blache quand il explique que nous croyons être les régents de l’histoire, alors que nous sommes d’abord les disciples du sol. Le fait de marcher à travers cette extraordinaire mosaïque climatique, géologique, écosystémique de la France, m’a confirmé dans cette idée. Je ne crois pas qu’on soit tout à fait le même quand on vit dans le calcaire que lorsque l’on vit dans le granit.

    Unknown-1.jpegVous évoquez souvent la notion d’interstices…
    Tesson : C’est exactement le principe de ce cheminement : chercher les interstices où une dissimulation est possible. Je crois que cette dissimulation est urgente, car nous sommes rentrés dans une époque de surveillance généralisée et consentie. Ce n’est pas nouveau, mais avec le déploiement des nouvelles technologies dans tous les champs de notre existence, nous savons maintenant que nous vivons dans le faisceau, sous l’œil, comme l’œil de Sauron dans Le Seigneur des Anneaux.
     
    L’homme qui arrive dans le Cotentin est différent de celui parti du Mercantour ?
    Tesson : D’abord, je m’étais reconstruit physiquement par cette belle activité, très simple, très pure, et probablement fondatrice, qu’est la marche. Deuxièmement, j’avais porté un regard sur un pays que je ne connaissais pas, la France, et j’avais pu me rendre compte de la disparition d’une catégorie de population, les paysans, ceux-là même qui ont forgé le visage de la France. Ils nous lèguent quelque chose qui s’appelle le paysage, et ils ne seront plus jamais là pour nous l’expliquer. Troisième leçon, c’est qu’il est possible de traverser le pays en se glissant dans les interstices grâce à un outil très simple, la carte au 1/25 000e, cette carte au trésor qui nous révèle les chemins de traverse. J’ai essayé de bâtir un texte autour de cette idée qu’il y avait une forme d’accomplissement intérieur de la pensée, de l’équilibre, du sentiment d’être à la verticale de soi-même, à condition de se tenir sur ces chemins où on est autonome, libre, environné par la beauté des paysages.

    Entretien réalisé avec Sylvain Tesson à l’occasion de la parution de Sur les chemins noirs.

    © Gallimard

  • Fanny fatale (Pedro Lenz)

    « Les Suisse s'entendent bien, parce qu'ils ne se comprennent pas. » Si cette devise convient parfaitement au monde politique, elle est encore plus juste pour le monde de la littérature. On se connaît rien (ou presque) des auteurs alémaniques et tessinois ; et cette méconnaissance est totalement réciproque : les Suisses allemands ne connaissent rien de la littérature romande, très peu traduite, et encore moins de la littérature du Tessin…
    C'est un tort, bien sûr. Pour lire un auteur alémanique, quand on ne maîtrise pas sa langue, il faut un traducteur, et c'est là que, souvent, le bât blesse : beaucoup d'écrivains d'outre-Sarine écrivent non en « hoch deutsch » (en bon allemand, comme on disait au CO!), mais en dialecte. Ce qui rend leur langue à la fois savoureuse, singulière et intraduisible…

    pedrolenz-danielrihs_T8B2184.jpgC'est le cas de Pedro Lenz (né à Langenthal en 1965) qui écrit en « bärntütsch ». Heureusement, il a trouvé en Ursula Gaillard une traductrice qui a su restituer la saveur et la vivacité du dialecte parlé. Cela donne un roman épatant, La Belle Fanny* (Di schöni Fanny), qui a toutes les qualités d'un grand livre. 

    Unknown-1.jpegTout se passe à Olten où un petit groupe d'artistes (peintres, musiciens)  fait la connaissance de la belle Fanny, une jeune femme indépendante, libre de corps et d'esprit, qui pose comme modèle pour les deux peintres du groupe (Louis et Grunz). Et bien sûr, dès que le narrateur, écrivain en mal d'inspiration, la rencontre, le bien-nommé Jackpot, c'est le coup de foudre immédiat, irréversible et sans remède (there is no cure for love, chantait Cohen). À partir de cet instant, Fanny devient une énigme et une obsession que Jackpot veut à tout prix élucider. Il poursuit son enquête parmi ses amis, noue des liens rapprochés avec la donzelle qui, bien sûr, est comme l'Aar qui traverse la ville, insaisissable et fuyante comme un serpent…

    pedro lenz,la belle fanny,éditions d'en-bas,ursula gaillard,roman,dialecteLe roman fait la peinture d'un milieu marginal, fêtard, buveur de chasselas ou de rouge italien, fort en gueule et extraordinairement attachant. C'est la force de Lenz d'insuffler vie et chaleur à ses personnages condamnés aux marges de la société (mais très heureux de l'être). Son talent, aussi, si rare dans la littérature suisse, c'est de savoir raconter des histoires avec saveur. On rit à toutes les pages de cette Belle Fanny, même si le rire est quelquefois mélancolique.

    Pedro Lenz réussit un roman vibrant de vie. Il a une voix singulière, une écriture personnelle (le roman est écrit presque entièrement en dialogues), des thèmes qu'il creuse au fil des pages. Bref : un univers bien à lui qu'on quitte avec regret, une fois le livre refermé.

    Une heureuse découverte.

    * Pedro Lenz, La Belle Fanny, traduit par Ursula Gaillard, éditions d'En-Bas, 2019.

  • Le mal de mère (Marie Perny)

    Unknown-3.jpegPourquoi Berlin ?*, deuxième roman de Marie Perny, (est-ce vraiment un roman ?) met un peu de temps à démarrer, comme si l'auteur cherchait le fil de son récit. Une fille qui part à Berlin, une mère qui se sent abandonnée (le syndrome du nid vide), une crise qui s'annonce plus profonde que prévue : la narratrice du livre — tantôt à la 1ère personne, tantôt à la 3ème — se sent peu à peu perdre pied dans le monde. Elle abandonne son mari, quitte la troupe de théâtre dans laquelle elle jouait, est en proie aux doutes et aux fantômes. Pourtant, elle refuse d'abdiquer. Elle se rend à Berlin, elle marche dans la ville, elle cherche le fil de son histoire.

    Le livre ne débute vraiment qu'avec l'apparition, à Berlin, d'un personnage étrange, Katerina, sorte de clocharde céleste, qui confectionne des poupées de tissu et semble douée pour revoir le passé et prévoir l'avenir. Cette femme aux pouvoirs étonnants — mi-sorcière, mi-pythonisse — va conduire la narratrice vers une histoire qu'elle croyait enfouie à jamais, mais qui ne cesse de la hanter. « Les histoires, c'est des poupées russes. Tu en ouvres une, il y en a une autre dedans, et une autre encore. Moi tout au fond j'ai trouvé celle de ma mère, une gamine morte à l'intérieur et qui avait peur tout le temps. Moi j'ai pas peur. J'ai froid. »

    Unknown-4.jpegAu cœur du livre, grâce à Katerina, il y a l'histoire de la mère, à qui la narratrice rend un hommage émouvant. Pourquoi Berlin ? Pour entendre la voix du Temps. Rassembler et renouer les fils de son histoire. Une histoire de mère et de fille. « A Berlin, j'ai mué, dit la femme qui écrit. Mourir, renaître, muer. C'est Berlin. Là-bas, j'ai rencontré une femme à la limite de sa peur d'enfant triste qu'elle ne peut pas quitter, qui fait de sa peur un atelier. Là-bas, j'a rencontré ma mère que j'ai si peu pleurée. J'ai pu lui parler. J'étais comme un poing fermé sur un malheur que je ne voulais pas lâcher. Ma main s'est dépliée. Ma mère peut mourir. Ma fille peut partir. »

    Même s'il est mal construit, le roman de Marie Perny dénoue avec finesse et honnêteté les fils d'une vie en crise, comme entravée et brusquement muette. Elle restitue le cheminement d'une femme vers la parole, c'est-à-dire vers la lumière sur sa propre histoire. En cela, il ressemble aux récits de psychanalyse dans lesquels, parfois, il suffit d'un mot, trop longtemps refoulé, pour éclairer l'énigme de son destin.

    * Marie Perny, Pourquoi Berlin ? éditions de l'Aire, 2019.