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éditions d'en-bas

  • Fanny fatale (Pedro Lenz)

    « Les Suisse s'entendent bien, parce qu'ils ne se comprennent pas. » Si cette devise convient parfaitement au monde politique, elle est encore plus juste pour le monde de la littérature. On se connaît rien (ou presque) des auteurs alémaniques et tessinois ; et cette méconnaissance est totalement réciproque : les Suisses allemands ne connaissent rien de la littérature romande, très peu traduite, et encore moins de la littérature du Tessin…
    C'est un tort, bien sûr. Pour lire un auteur alémanique, quand on ne maîtrise pas sa langue, il faut un traducteur, et c'est là que, souvent, le bât blesse : beaucoup d'écrivains d'outre-Sarine écrivent non en « hoch deutsch » (en bon allemand, comme on disait au CO!), mais en dialecte. Ce qui rend leur langue à la fois savoureuse, singulière et intraduisible…

    pedrolenz-danielrihs_T8B2184.jpgC'est le cas de Pedro Lenz (né à Langenthal en 1965) qui écrit en « bärntütsch ». Heureusement, il a trouvé en Ursula Gaillard une traductrice qui a su restituer la saveur et la vivacité du dialecte parlé. Cela donne un roman épatant, La Belle Fanny* (Di schöni Fanny), qui a toutes les qualités d'un grand livre. 

    Unknown-1.jpegTout se passe à Olten où un petit groupe d'artistes (peintres, musiciens)  fait la connaissance de la belle Fanny, une jeune femme indépendante, libre de corps et d'esprit, qui pose comme modèle pour les deux peintres du groupe (Louis et Grunz). Et bien sûr, dès que le narrateur, écrivain en mal d'inspiration, la rencontre, le bien-nommé Jackpot, c'est le coup de foudre immédiat, irréversible et sans remède (there is no cure for love, chantait Cohen). À partir de cet instant, Fanny devient une énigme et une obsession que Jackpot veut à tout prix élucider. Il poursuit son enquête parmi ses amis, noue des liens rapprochés avec la donzelle qui, bien sûr, est comme l'Aar qui traverse la ville, insaisissable et fuyante comme un serpent…

    pedro lenz,la belle fanny,éditions d'en-bas,ursula gaillard,roman,dialecteLe roman fait la peinture d'un milieu marginal, fêtard, buveur de chasselas ou de rouge italien, fort en gueule et extraordinairement attachant. C'est la force de Lenz d'insuffler vie et chaleur à ses personnages condamnés aux marges de la société (mais très heureux de l'être). Son talent, aussi, si rare dans la littérature suisse, c'est de savoir raconter des histoires avec saveur. On rit à toutes les pages de cette Belle Fanny, même si le rire est quelquefois mélancolique.

    Pedro Lenz réussit un roman vibrant de vie. Il a une voix singulière, une écriture personnelle (le roman est écrit presque entièrement en dialogues), des thèmes qu'il creuse au fil des pages. Bref : un univers bien à lui qu'on quitte avec regret, une fois le livre refermé.

    Une heureuse découverte.

    * Pedro Lenz, La Belle Fanny, traduit par Ursula Gaillard, éditions d'En-Bas, 2019.

  • Tout au bout de la nuit (Pierre Lepori)

    Unknown-1.jpegComme il navigue entre les langues (anglais, français, italien, allemand), Pierre Lepori voyage aussi entre les genres (théâtre, romans, poésie). Son quatrième roman, Nuit américaine* met en scène Alexandre, un animateur de radio (pensez à La Ligne du Cœur!), au bord du burn-out ou de la dépression. Chaque soir, il écoute sur les ondes des voix sans visage qui viennent parler de leur vie. Témoignages tantôt drôles, tantôt désespérés, tantôt absurdes ou tantôt pleins d'espoir. Des voix perdues dans la nuit (américaine) qu'il faut écouter et consoler. Pierre Lepori rend à merveille ces « témoignages » de la douleur humaine, du deuil ou du sentiment d'injustice. Il prête une voix juste et profonde à ces auditeurs sans visage.

    Unknown-2.jpegMais Alexandre, après tant d'années d'écoute et de consolation, se sent dépossédé. Il n'est plus lui-même ou il n'est plus à sa place. D'ailleurs, son chef le sent et l'oblige à prendre un congé. Alexandre en profite pour traverser l'Atlantique et découvrir la nuit américaine. Dans une ville inconnue, où les voix de la nuit le poursuivent encore, il espère renaître. Poser la vieille peau. Retrouver ou réinventer un sens à sa vie.

    Là encore, le style de Lepori, à la fois subtil et précis, d'une grande poésie, restitue bien cette dérive qui pourrait être fatale. Car un jour, par hasard, Alexandre croise Pamela — une rencontre improbable et pourtant essentielle qui va lui redonner le goût de vivre. Je n'en dirai pas plus, tant le roman de Lepori tient le lecteur en haleine et lui réserve d'autres surprises…

    Roman polyphonique, alternant confessions et récit, le tout scandé par des morceaux de musique (il vaut la peine d'écouter la bande-son du livre), Nuit américaine est un livre sur la dépossession : Alexandre, hanté par les voix de la nuit, est écarté de son émission, avant de perdre celle qui va l'aider à se reconstruire. Double dépossession, donc, que Pierre Lepori restitue et creuse parfaitement dans son roman à la mélancolie allègre.

    * Pierre Lepori, Nuit américaine, roman (traduit de l'italien par l'auteur), éditions d'En-Bas, 2018.