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  • Tout au bout de la nuit (Pierre Lepori)

    Unknown-1.jpegComme il navigue entre les langues (anglais, français, italien, allemand), Pierre Lepori voyage aussi entre les genres (théâtre, romans, poésie). Son quatrième roman, Nuit américaine* met en scène Alexandre, un animateur de radio (pensez à La Ligne du Cœur!), au bord du burn-out ou de la dépression. Chaque soir, il écoute sur les ondes des voix sans visage qui viennent parler de leur vie. Témoignages tantôt drôles, tantôt désespérés, tantôt absurdes ou tantôt pleins d'espoir. Des voix perdues dans la nuit (américaine) qu'il faut écouter et consoler. Pierre Lepori rend à merveille ces « témoignages » de la douleur humaine, du deuil ou du sentiment d'injustice. Il prête une voix juste et profonde à ces auditeurs sans visage.

    Unknown-2.jpegMais Alexandre, après tant d'années d'écoute et de consolation, se sent dépossédé. Il n'est plus lui-même ou il n'est plus à sa place. D'ailleurs, son chef le sent et l'oblige à prendre un congé. Alexandre en profite pour traverser l'Atlantique et découvrir la nuit américaine. Dans une ville inconnue, où les voix de la nuit le poursuivent encore, il espère renaître. Poser la vieille peau. Retrouver ou réinventer un sens à sa vie.

    Là encore, le style de Lepori, à la fois subtil et précis, d'une grande poésie, restitue bien cette dérive qui pourrait être fatale. Car un jour, par hasard, Alexandre croise Pamela — une rencontre improbable et pourtant essentielle qui va lui redonner le goût de vivre. Je n'en dirai pas plus, tant le roman de Lepori tient le lecteur en haleine et lui réserve d'autres surprises…

    Roman polyphonique, alternant confessions et récit, le tout scandé par des morceaux de musique (il vaut la peine d'écouter la bande-son du livre), Nuit américaine est un livre sur la dépossession : Alexandre, hanté par les voix de la nuit, est écarté de son émission, avant de perdre celle qui va l'aider à se reconstruire. Double dépossession, donc, que Pierre Lepori restitue et creuse parfaitement dans son roman à la mélancolie allègre.

    * Pierre Lepori, Nuit américaine, roman (traduit de l'italien par l'auteur), éditions d'En-Bas, 2018.

  • Les vies multiples de Bernadette Richard, Prix Édouard-Rod 2018

    par Jean-Dominique Humbert

    jean-dominique humbert,bernadette richard,prix rod 2018,roman,ropraz,heureux qui comme,fondation de l'estréePour faire salut,

    Mesdames, Messieurs et chers Amis,

    à Bernadette Richard,

    lauréate du Prix Rod 2018,

    quel bon et vigoureux élan convoquer,

    • et quel chemin prendre ?

     

    Parce que voilà qui bouillonne et qui pétille d’imprévus.

    Vous la croyiez campée en romancière dans Quelque part une femme, quand elle commence à publier en 1983, ou plus tard dans ces Femmes de sable où, dans les heures du Caire, elle rassemble des destins,

    celui de Maya, « à la beauté saturnienne » qui se décrit dans ses toiles

    qui reflètent une « souffrance indicible et lointaine »,

    puis Shagara, la fille écartelée

    et Samar, la tumultueuse, l’insoumise, qui dresse sa révolte en poèmes,

     

    la romancière vous attend en nouvelliste, tenez là par exemple,

    dans ces treize Nouvelles égyptiennes

    où elle vous emmène dans des pages, sensuelles et sauvages,

    qui disent des passions dérobées

    et des amours enfouis,

     

    mais la nouvelliste vous surprend en dramaturge depuis Sur les eaux du lac et pour trois autres pièces.

     

    jean-dominique humbert,bernadette richard,prix rod 2018,roman,ropraz,heureux qui comme,fondation de l'estréeÀ cet autre carrefour,

    elle vous fera signe en chroniqueuse,

    dans ce journal en mails,

    de New York et après le 11 Septembre, dans les pages de ses Ondes de choc.

     

    Et dans le bruissement des pages,

    au quotidien ou presque, ou plus,

    vous suivrez la journaliste

    dans ses milliers d’articles parus ici en Suisse, mais aussi ailleurs, et par exemple dans Le Monde durant une seule année, c’est vous dire, elle avait recensé près de 700 papiers.

     

    Arrêtons-nous un instant à l’escale

    de la voyageuse,

    car c’est aussi une de ses caractéristiques,

    et pour cause,

    parce que ce sont d’abord les voyages, les ailleurs, qui ont délié sa phrase,

    (Ulysse encore parcourait le monde et tissait la trame de son écriture) :

     

    (je cite)

    «Exils, retours au profit du nerf de la guerre,

    autres départs. De Paris à Berlin, du Val d’Aoste à Bucarest, puis le tour de la Grand Bleue et les autres continents, le temps volé à l’ailleurs permettait aux mots de jaillir de quelques secrètes entrailles. Les retours les engourdissaient.» (C’est un texte de 1997.)

     

    Arrêtons-nous un instant aussi

    au départ de la voyageuse,

    à sa naissance à La Chaux-de-Fonds

    où l’on se demande si,

    après tant d’ailleurs à dégourdir les mots et à emmener sa phrase,

    elle n’avait pas fait sien le vers de Cendrars :

    «Quand tu aimes il faut partir»

     

    et s’il avait fallu tous ses horizons parcourus,

    ces mondes à découvrir, à sentir, à vivre,

    à écrire,

    pour revenir à La Chaux-de-Fonds,

    (et aujourd’hui, s’il vous plaît,

    dans un 56e déménagement),

    dans l’étonnement du retour

    et dans ces pages où le temps résonne

    et grimpe, dans une nature ici redécouverte,

    dans cet Heureux qui comme.

    Il y a, chers Amis,

    sur le portrait que le peintre Ernest Biéler a fait d’Edouard Rod,

    ce grand portait de 1909

    qui le montre assis dans la clarté

    brun jaune de son cabinet de travail,

    un chat sur ses genoux.

     

    jean-dominique humbert,bernadette richard,prix rod 2018,roman,ropraz,heureux qui comme,fondation de l'estréeLes chats !

    Bernadette Richard en dit les mondes,

    les facéties et les silences et les énigmes,

    comme dans ces récits intitulés

    « Coups de griffes »,

    mais ils sont aussi ses compagnons au quotidien

    qui glissent dans le temps des signes

    et des maisons de l’astrologue,

    l’astrologue qu’elle est encore.

     

    Alors bien sûr qu’au miroir de ses chats et comme eux, elle a eu et elle a

    plusieurs vies, Bernadette Richard,

    et brochant sur le tout celle d’être mère et grand-mère fascinée,

     

    qu’elle aime, avait noté Maurice Born

    en quatrième du Pays qui n’existe pas, paru en 1990,

    qu’elle aime sauter en parachute –

    et voici qui fait un clin d’œil au narrateur

    d’Heureux qui comme

     

    qu’elle écrit sur et avec les peintres,

    qu’elle a aussi été tisserande

    et bibliothécaire,

    dans les livres qui s’ouvrent

    et ceux dont elle va, dans ses pages, découvrir le nom.

     

    Jean-Dominique Humbert

     

    1) Jean-Dominique Humbert © photo : Jean-Claude Boré

    2) Bernadette Richard © photo : Jean-Claude Boré

    3) Mousse Boulanger © photo : Jean-Claude Boré

  • Bernadette Richard, Prix Édouard-Rod 2018

    Unknown-8.jpegSamedi 15 septembre, à la Fondation de l'Estrée, à Ropraz, dans une ambiance new-yorkaise et chaleureuse, a eu lieu la remise du Prix Édouard-Rod 2018 à Bernadette Richard, pour son roman Heureux qui comme**. Voici l'hommage que je lui ai rendu.

    Loin des sentiers battus, depuis près de quarante ans, Bernadette Richard poursuit une œuvre exigeante et singulière qui mélange le roman, la nouvelle, le théâtre et les préfaces consacrées aux peintres qu'elle aime (comme Luc Marelli et Francine Mury). Cette écrivaine nomade, « qui a vécu un peu en France, un peu en Suisse, le reste ailleurs », nous a donné, il y a quelques années, un beau roman sur l'amitié féminine et la quête de liberté, Femmes de sable*, que j'avais beaucoup aimé.

    Unknown-2.jpegC'est un livre étrange qui se présente comme un triptyque. Chaque chapitre porte le nom d'une femme : Maha, Julie, Shagara, Samar. Mais davantage qu'une galerie de portraits (où Bernadette Richard excelle), ce roman est l'histoire de plusieurs amitiés. Julie est photographe, Maha traductrice, Shagara potière et Samar écrit de la poésie. Toutes ces femmes se sont battues contre les lois patriarcales de leur famille, ont quitté mari, père et parfois enfant pour aller jusqu'au bout de leur liberté.

    Un peu comme Bernadette Richard !

    C'est au Caire — ville que l'auteur connaît bien pour y avoir séjourné — que le roman se joue, entre les quartiers populaires de la mégapole, les charmes d'Alexandrie toute proche et la fascination du désert. Au fil des rencontres, Bernadette Richard dessine avec beaucoup de justesse la complicité qui lie les quatre étrangères, unies comme les doigts de la main dans leur révolte, leur désir d'absolu et leur totale franchise.

    L'amitié, dans ce livre, est le lieu de la confidence et du combat.

    Soudées par leur complicité, les quatre femmes trouvent la force d'assumer leur destin singulier. Car chacune est en rupture de ban, pourrait-on dire, fâchée avec les hommes, la société, l'ordre des choses, la tradition ou la morale bourgeoise.

    Un peu comme Bernadette Richard.

    Même si leur destin est fragile (elles sont toutes des Femmes de sable), l'auteur dessine le lieu d'une amitié rêvée qui permet de concilier (ou de réconcilier) le bonheur et la lutte, l'exigence personnelle et l'amour de l'autre, la douleur des séparations et la joie des retrouvailles.

    Mais venons-en maintenant à Ulysse et à son odyssée !

    Unknown-9.jpegC'est à Joachim du Bellay que Bernadette Richard emprunte le titre de son livre, Heureux qui comme** — un livre en forme de bilan, baigné de nostalgie et de jubilation, de regret du foyer natal (c'est le thème du poème de Du Bellay en 1558) et de retour à la nature.

    C'est un homme, étrangement, qui tient la plume ici et nous entraîne dans ses souvenirs d'enfance : sa passion de la solitude, son plaisir à grimper dans les arbres à la fois pour se cacher et pour observer le monde. Il nous raconte aussi ses rêves de vol, son amour des oiseaux qu'il étudie quotidiennement (le Dr Freud interprète ce fantasme de vol comme un désir d'érection!).

    Cette enfance enchantée par la nature va peu à peu laisser la place à une vie de photographe pris dans une ronde frénétique de voyages, une vie grisante de découvertes et de rencontres (qui ressemble un peu à celle de Bernadette Richard, « écrivaine aux semelles de vent »).

    Ce voyage passe par des étapes obligées : Katmandou, Woodstock où le narrateur rencontre une fille du Bas (lui qui est du Haut!). Mariage, enfant, séparation. Nouveaux voyages pour oublier ses racines et découvrir le monde. À la passion des arbres et des oiseaux s'ajoute celle des lacs, que Bernadette Richard décrit avec infiniment de poésie. Le lac Atitlan, le lac Titicaca, puis le lac Baïkal, ses états d'âme, ses impatiences, « ses toquades et ses arpèges météorologues ». 

    Mais Ulysse, on le sait, a la nostalgie de sa terre natale — même s'il aime à s'attarder en chemin.

    Après beaucoup de pérégrinations, de beautés entrevues aux quatre coins du monde, tant de fleuves et de cascades, de lacs et de déserts, il est bon de rentrer chez soi. Car le nostos — le foyer — est au cœur du voyage.

    C'est une petite fille, Orsanne, qui va ramener le narrateur à ses premières amours : les arbres, les lacs, les grottes, les oiseaux. Comme Du Bellay quitte sans douleur « le mont Palatin pour son petit Liré », le narrateur, ayant conquis la toison d'or du voyage, aime à revenir sur ses terres, « pour vivre entre ses parents le reste de son âge. »

    41741376_10156767878653987_5648281344594149376_n.jpgUn peu comme Bernadette Richard.

    Il y a, dans ce retour au bercail, un brin de nostalgie, mais aussi beaucoup de bonheur (« Le bonheur est une idée neuve en Europe », écrivait Saint-Just). Bonheur de redécouvrir les lieux enchantés de l'enfance, bonheur  aussi de marcher au bord de l'abîme, au Creux-du-Van, par exemple, dans ces contreforts du Jura qu'il aime tant.

     

    Le voyageur qui a roulé sa bosse n'est plus blasé : il redécouvre la joie des paysages, le plaisir des flâneries, la complicité d'Orsanne. Lui qui croyait posséder le savoir occulte de ses odyssées, il n'a que « des images intérieures qui se délitent au fil des mois » et « ses photos jaunissent dans des cartons ». Lui qui croyait que la beauté était ailleurs, exotique et insaisissable, il doit admettre que sa patrie lilliputienne la lui offre chaque jour, et qu'il n'a jamais su la voir.

    « C'est peut-être ça, la sagesse : réaliser que l'ailleurs n'est nulle part et partout, même chez soi. »

    C'est un chemin vers la sagesse, un chemin solitaire et vagabond, qu'emprunte Ulysse, toujours en quête de soi, et qui le mène, après avoir beaucoup erré, dans ce petit village dont il a vu, de loin, fumer les cheminées, près de cette pauvre maison « qui lui est une province, et beaucoup davantage. »

    Un très beau livre, donc, riche, profond, original, peut-être le meilleur livre de Bernadette Richard qui a beaucoup donné à la littérature romande par ses romans, mais aussi par ses articles, sa défense infatigable des écrivains d'ici. À l'heure où la critique littéraire se raréfie, voire disparaît complètement des journaux et des magazines, elle s'est longtemps battue, et continue de se battre, pour défendre les écrivains qu'elle aime.

    Un dernier mot pour rendre hommage, également, aux éditions d'autre part, dirigées par Jasmine Liardet et Pascal Rebetez, qui font un travail admirable pour faire connaître et apprécier les écrivains de ce petit coin de pays.

    41846321_10156767879068987_8872626405960056832_n.jpgUn peu comme Bernadette Richard, à qui je suis heureux de remettre le Prix Édouard-Rod 2018.

    • Bernadette Richard, Femmes de sable, roman, l'Âge d'Homme, 2002.

    • Bernadette Richard, Heureux qui comme, éditions d'autre part, 2017.

    • Sur la photo : la lauréate, Bernadette Richard, entourée des membres du jury (Olivier Beetschen, Jean-Michel Olivier, Mousse Boulanger et Corine Renevey). Manque Jean-Dominique Humbert (qui prenait la photo !).