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éditions d'autre part

  • Une odyssée du quotidien (Jean Prod'hom)

    Unknown.jpegEn novembre, il faut lire Jean Prod'hom. C'est une nécessité. Une expérience marquante et rare qui ne vous laissera pas indemne. Après Tessons (2014) et Marges (2015), cet arpenteur du quotidien nous entraîne dans une longue randonnée à travers plaines et forêts de la Broye, du Gros-de-Vaud jusqu'aux confins du Seeland — le pays bien nommé des lacs et de l'âme secrète. Le randonneur n'est pas pressé : il prend plaisir à s'attarder sur les chemins de traverse, dans les gravières, le long des canaux abandonnés, dans les jachères. Avec lui, on repense aux Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, qui l'ont sans doute inspiré. Sur la route, chaque détail — un renard entrevu, un paysan croisé près d'une montagne de betteraves à sucre, le murmure d'un ruisseau — fait figure d'événement et éclaire le quotidien de ce marcheur infatigable. Avec lui, on sillonne donc les petites routes de ce pays rude et attachant, que tant de mains, de bras, de sacrifices ont façonné.

    Que cherche-t-il, ce randonneur aux semelles de vent ? À fuir sa vie de jeune retraité, après 30 ans d'enseignement ? À se perdre dans la nature en répondant à l'appel du grand large ? Est-ce un voyage sans retour qu'il entreprend ainsi en marchant ?

    Non. Ce voyage est une sorte de sursis qu'il s'accorde, ou plutôt le sursis qu'un ami, dont les jours sont comptés, s'accorde avant de filer vers l'autre monde. Werner-Herzog-Sir-le-chemin-des-glaces.jpegCela rappelle un fameux livre de Werner Herzog, Par les chemins de glace, la marche que le cinéaste allemand entreprend lorsqu'il apprend la maladie de Lotte Eisner, une amie proche. Herzog décide alors de parcourir à pied le chemin qui le sépare d’elle, une marche en plein hiver de Berlin à Paris. A son arrivée, il en est convaincu, le mal d’Eisner sera conjuré, elle guérira de son cancer…

    Il y a une manière d'exorcisme dans Novembre*, le beau récit de Jean Prod'hom. D'auberge en auberge — comme Ulysse d'île en île — il va chercher une vérité qui se forge pas à pas, au hasard des chemins vicinaux. En même temps qu'il sillonne le pays, Prod'hom en scrute les histoires, les légendes, les personnages hauts en couleur. Ce pays ne s'est pas fait tout seul. Un peu partout, à la croisée des chemins, il découvre une odeur de sang, de sueur et de larmes. Des souvenirs joyeux ou douloureux.

    Unknown-3.jpegUne belle et riche divagation en terre inconnue — et pourtant si proche ! — qui invite le lecteur à partager l'expérience poétique du marcheur au long cours, « riche de ses seuls yeux tranquilles », qui retrouvera, à la fin de son odyssée, les rivages de son Ithaque bien-aimée.

    * Jean Prod'hom, Novembre, éditions d'autre part, 2018. 

  • Un rêve américain en Normandie (Romain Buffat)

    Unknown-5.jpegC'est une histoire de rêve américain, une histoire simple et bien menée, bien écrite, par Romain Buffat, dont c'est le premier livre. De ce mince roman, intitulé Schumacher*, il ne faut par déflorer la trame, subtile, ni trop en dire, par crainte de jouer les spoiler.

    Le narrateur, d'abord sans visage, se lance sur les traces d'un certain Schumacher, soldat américain en garnison en France après la guerre. On sait peu de choses sur lui, son passage à Évreux, en Normandie, son oisiveté, c'est-à-dire sa mélancolie. L'atmosphère de l'époque est bien rendue, comme l'air de cette province un peu paumée et étouffante. Les soldats s'ennuient et jouent au bowling (Schumacher, à ce jeu, est un champion). Unknown-4.jpegLe rêve américain sommeille dans le cœur des filles, comme un rêve de mariage et d'évasion. Les deux (les soldats et les filles) sont faits pour se rencontrer, et bien sûr ils se rencontrent. Je ne raconterai pas la suite, un peu prévisible, qui est à l'origine de ce petit roman très bien construit. Mais l'enquête sur Schumacher se poursuit, à la fois dans la réalité et la fiction, en France et aux USA, car c'est un homme de l'ombre, ce soldat incorporé dans l'US Air Force et perdu en Normandie à la fin des années cinquante.

    « De lui on ne sait à peu près rien, sinon ce qu'il faut pour faire un mythe. »

    * Romain Buffat, Schumacher, roman, éditions d'autre part, 2018.

  • Bernadette Richard, Prix Édouard-Rod 2018

    Unknown-8.jpegSamedi 15 septembre, à la Fondation de l'Estrée, à Ropraz, dans une ambiance new-yorkaise et chaleureuse, a eu lieu la remise du Prix Édouard-Rod 2018 à Bernadette Richard, pour son roman Heureux qui comme**. Voici l'hommage que je lui ai rendu.

    Loin des sentiers battus, depuis près de quarante ans, Bernadette Richard poursuit une œuvre exigeante et singulière qui mélange le roman, la nouvelle, le théâtre et les préfaces consacrées aux peintres qu'elle aime (comme Luc Marelli et Francine Mury). Cette écrivaine nomade, « qui a vécu un peu en France, un peu en Suisse, le reste ailleurs », nous a donné, il y a quelques années, un beau roman sur l'amitié féminine et la quête de liberté, Femmes de sable*, que j'avais beaucoup aimé.

    Unknown-2.jpegC'est un livre étrange qui se présente comme un triptyque. Chaque chapitre porte le nom d'une femme : Maha, Julie, Shagara, Samar. Mais davantage qu'une galerie de portraits (où Bernadette Richard excelle), ce roman est l'histoire de plusieurs amitiés. Julie est photographe, Maha traductrice, Shagara potière et Samar écrit de la poésie. Toutes ces femmes se sont battues contre les lois patriarcales de leur famille, ont quitté mari, père et parfois enfant pour aller jusqu'au bout de leur liberté.

    Un peu comme Bernadette Richard !

    C'est au Caire — ville que l'auteur connaît bien pour y avoir séjourné — que le roman se joue, entre les quartiers populaires de la mégapole, les charmes d'Alexandrie toute proche et la fascination du désert. Au fil des rencontres, Bernadette Richard dessine avec beaucoup de justesse la complicité qui lie les quatre étrangères, unies comme les doigts de la main dans leur révolte, leur désir d'absolu et leur totale franchise.

    L'amitié, dans ce livre, est le lieu de la confidence et du combat.

    Soudées par leur complicité, les quatre femmes trouvent la force d'assumer leur destin singulier. Car chacune est en rupture de ban, pourrait-on dire, fâchée avec les hommes, la société, l'ordre des choses, la tradition ou la morale bourgeoise.

    Un peu comme Bernadette Richard.

    Même si leur destin est fragile (elles sont toutes des Femmes de sable), l'auteur dessine le lieu d'une amitié rêvée qui permet de concilier (ou de réconcilier) le bonheur et la lutte, l'exigence personnelle et l'amour de l'autre, la douleur des séparations et la joie des retrouvailles.

    Mais venons-en maintenant à Ulysse et à son odyssée !

    Unknown-9.jpegC'est à Joachim du Bellay que Bernadette Richard emprunte le titre de son livre, Heureux qui comme** — un livre en forme de bilan, baigné de nostalgie et de jubilation, de regret du foyer natal (c'est le thème du poème de Du Bellay en 1558) et de retour à la nature.

    C'est un homme, étrangement, qui tient la plume ici et nous entraîne dans ses souvenirs d'enfance : sa passion de la solitude, son plaisir à grimper dans les arbres à la fois pour se cacher et pour observer le monde. Il nous raconte aussi ses rêves de vol, son amour des oiseaux qu'il étudie quotidiennement (le Dr Freud interprète ce fantasme de vol comme un désir d'érection!).

    Cette enfance enchantée par la nature va peu à peu laisser la place à une vie de photographe pris dans une ronde frénétique de voyages, une vie grisante de découvertes et de rencontres (qui ressemble un peu à celle de Bernadette Richard, « écrivaine aux semelles de vent »).

    Ce voyage passe par des étapes obligées : Katmandou, Woodstock où le narrateur rencontre une fille du Bas (lui qui est du Haut!). Mariage, enfant, séparation. Nouveaux voyages pour oublier ses racines et découvrir le monde. À la passion des arbres et des oiseaux s'ajoute celle des lacs, que Bernadette Richard décrit avec infiniment de poésie. Le lac Atitlan, le lac Titicaca, puis le lac Baïkal, ses états d'âme, ses impatiences, « ses toquades et ses arpèges météorologues ». 

    Mais Ulysse, on le sait, a la nostalgie de sa terre natale — même s'il aime à s'attarder en chemin.

    Après beaucoup de pérégrinations, de beautés entrevues aux quatre coins du monde, tant de fleuves et de cascades, de lacs et de déserts, il est bon de rentrer chez soi. Car le nostos — le foyer — est au cœur du voyage.

    C'est une petite fille, Orsanne, qui va ramener le narrateur à ses premières amours : les arbres, les lacs, les grottes, les oiseaux. Comme Du Bellay quitte sans douleur « le mont Palatin pour son petit Liré », le narrateur, ayant conquis la toison d'or du voyage, aime à revenir sur ses terres, « pour vivre entre ses parents le reste de son âge. »

    41741376_10156767878653987_5648281344594149376_n.jpgUn peu comme Bernadette Richard.

    Il y a, dans ce retour au bercail, un brin de nostalgie, mais aussi beaucoup de bonheur (« Le bonheur est une idée neuve en Europe », écrivait Saint-Just). Bonheur de redécouvrir les lieux enchantés de l'enfance, bonheur  aussi de marcher au bord de l'abîme, au Creux-du-Van, par exemple, dans ces contreforts du Jura qu'il aime tant.

     

    Le voyageur qui a roulé sa bosse n'est plus blasé : il redécouvre la joie des paysages, le plaisir des flâneries, la complicité d'Orsanne. Lui qui croyait posséder le savoir occulte de ses odyssées, il n'a que « des images intérieures qui se délitent au fil des mois » et « ses photos jaunissent dans des cartons ». Lui qui croyait que la beauté était ailleurs, exotique et insaisissable, il doit admettre que sa patrie lilliputienne la lui offre chaque jour, et qu'il n'a jamais su la voir.

    « C'est peut-être ça, la sagesse : réaliser que l'ailleurs n'est nulle part et partout, même chez soi. »

    C'est un chemin vers la sagesse, un chemin solitaire et vagabond, qu'emprunte Ulysse, toujours en quête de soi, et qui le mène, après avoir beaucoup erré, dans ce petit village dont il a vu, de loin, fumer les cheminées, près de cette pauvre maison « qui lui est une province, et beaucoup davantage. »

    Un très beau livre, donc, riche, profond, original, peut-être le meilleur livre de Bernadette Richard qui a beaucoup donné à la littérature romande par ses romans, mais aussi par ses articles, sa défense infatigable des écrivains d'ici. À l'heure où la critique littéraire se raréfie, voire disparaît complètement des journaux et des magazines, elle s'est longtemps battue, et continue de se battre, pour défendre les écrivains qu'elle aime.

    Un dernier mot pour rendre hommage, également, aux éditions d'autre part, dirigées par Jasmine Liardet et Pascal Rebetez, qui font un travail admirable pour faire connaître et apprécier les écrivains de ce petit coin de pays.

    41846321_10156767879068987_8872626405960056832_n.jpgUn peu comme Bernadette Richard, à qui je suis heureux de remettre le Prix Édouard-Rod 2018.

    • Bernadette Richard, Femmes de sable, roman, l'Âge d'Homme, 2002.

    • Bernadette Richard, Heureux qui comme, éditions d'autre part, 2017.

    • Sur la photo : la lauréate, Bernadette Richard, entourée des membres du jury (Olivier Beetschen, Jean-Michel Olivier, Mousse Boulanger et Corine Renevey). Manque Jean-Dominique Humbert (qui prenait la photo !).