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Jacques-Étienne Bovard, prix 2011 de l'Association vaudoise des Écrivains

Unknown.jpegDimanche dernier, près de la place de la Riponne, l'Association vaudoise des Écrivains (AVE) a remis à Jacques-Étienne Bovard, écrivain et enseignant, son Prix de Littérature. La fête fut belle et chaleureuse. À cette occasion, en tant que président du jury (composé de Simone Collet et de Rafik ben Salah), je fus chargé de faire l'éloge du lauréat.

Au début des années 90, Jacques Chessex avait pris l’habitude, au grand désespoir de ma femme, de m’appeler tous les dimanches vers six heures du matin. Il aimait faire causette — à l’heure où les oiseaux se mettent à chanter et où certains sortent à peine d’une nuit blanche. Un jour, il me dit qu’il y avait deux écrivains en Suisse romande avec qui il fallait compter : Bovard et moi. J’étais surpris qu’il y en eût un autre ! Mais comme je suis curieux de nature, je suis allé lire les œuvres de ce fameux Bovard.

images-3.jpegD’abord, il y avait un recueil de nouvelles, Aujourd’hui, Jean, paru en 1982 aux éditions de l’Aire, qui donnent déjà le ton des livres à venir. Sens de l’observation. Langue précise. Regard critique sur le monde alentour. Il y avait aussi une belle évocation de la Venoge — qui préfigure la passion de Bovard pour les rivières et la pêche à rôder. Il y avait enfin La Griffe, publié en 1992, un roman sobre et puissant qui raconte l’expédition mémorable entreprise, à travers le Jura, par un groupe d'hommes et de femmes décidés à se guérir de la cigarette. Solidement construit, d'une écriture originale, ce premier roman montrait à quelle maîtrise un jeune auteur, en travaillant le rythme et la musique de chaque phrase, peut arriver, lorsqu'il est, comme Bovard, enraciné profondément dans sa langue.

Deux ans plus tard, Bovard publie Demi-sang suisse, qui fait la part belle, une fois encore, à l’une des passions de l’auteur : la passion des chevaux. Car Bovard, qui se décrit volontiers en écrivain du dimanche, n’écrit que par passion, et sur ses passions. Ce qui fait la force de ses livres.

Construit en quatre parties, chacune centrée sur la figure d'un animal tutélaire qui métaphorise l'écriture, Demi-sang suisse se présente comme une enquête policière. C'est d'abord la taupe, maladroite et presque aveugle lorsqu'elle arrive à la lumière ; c'est ensuite le renard, dont la ruse sera indispensable au héros pour résoudre l'énigme qu'on lui pose ; puis c'est la hyène, figure de l'abjection et de la tentation ; c'est enfin le centaure, animal fabuleux qui incarne la fusion de l'homme et du cheval, de l'intelligence et de la force, de la ruse et de l'instinct.

Au centre du roman, l'enquête menée par un inspecteur à la dérive, ancien responsable, à Lausanne, des fiches de sinistre mémoire, qui va tenter de débrouiller le mystère d'un meurtre camouflé en accident d'équitation. La force de Bovard, c'est de restituer non seulement les progrès de l'enquête, dans son rythme incertain, mais aussi de montrer qu'en même temps qu'il résoud son énigme, l'inspecteur fait le point sur sa vie. Et cela, grâce à l'intervention des animaux tutélaires qui le protègent, en même temps qu'ils le conduisent vers la lumière. Cette fascination pour la nature et les forces vitales, déjà sensible dans La Griffe, est ici magnifiée dans des pages très belles, où Bovard s'envole, littéralement, sur le cheval de l'écriture.

Nains de jardin

En 1996, Jacques-Étienne Bovard change de registre, une fois encore, pour renouer avec les textes courts.

Ainsi se présente Nains de jardin, recueil de sept nouvelles qui toutes, à leur façon, interrogent ce qu'on pourrait appeler les mythes de l'esprit suisse : bonheur enrobé de silence et d'égoïsme, suspicion face à l'autre, fantasmes de respectabilité et rêve d'un paradis couvert d'un « gazon net », avec « ses thuyas, ses habitants paisibles à n'en plus pouvoir ».

images-2.jpegCe paradis, peuplé d'aimables (et inquiétants) nains de jardin, Bovard en fait une sorte de radiographie, au fil des textes qui mettent l'accent, chacun, sur un aspect de l'esprit suisse (lequel, en l'occurrence, serait plutôt l'esprit vaudois, si bien décrit par Michel Thévoz). C'est tantôt une poignée de copropriétaires qui se battent pour une antenne parabolique. Ou encore un dentiste, jouant les garde-chiourme dans un village désert, qui épie avec fureur les environs. Ou encore un modeste fonctionnaire qui abandonne femme et enfants pour se livrer à sa passion des nains de jardin. Ou encore une bande de joyeux drilles qui persécutent un camarade de la Protection civile, etc.

Le trait est ajusté avec finesse et précision, souvent cruel, féroce. Dans ses nouvelles, Bovard peut donner le meilleur de lui-même, qui n'est pas seulement dans le ton acide de la satire sociale, mais surtout dans cette intimité — si particulière et souvent fascinante — qu'il entretient avec ses personnages. Car l’une des caractéristiques de cet auteur à la fois divers et profondément enraciné dans sa langue, c’est l’empathie qu’il éprouve pour ses personnages, même les moins fréquentables, et qu’il fait partager à ses lecteurs.

Les Beaux sentiments

Dans Les Beaux sentiments, publié en 1998, François Aubord, le héros du roman, est comme tétanisé par le suicide d'un de ses élèves. Il entreprend dès lors une enquête sur cette mort suspecte. Il reconstitue la vie de la victime. Il interroge les membres de sa famille, ses camarades d'école, les collègues du gymnase. On retrouve ici le goût de Bovard pour le roman policier, déjà lisible dans Demi-sang suisse. Mélangeant les genres et les tonalités, Bovard n'hésite pas à reproduire dans son roman des (faux) travaux d'élèves, ainsi que le compte-rendu d'une (vraie) séance du Grand Conseil vaudois où l'on discute très âprement (et de manière assez consternante) des économies de bout de ficelle qu'on va faire sur le dos de l'école.

Nouveau pasteur laïc, François Aubord en vient à douter de la justesse de sa parole. Il remet en question non seulement la légitimité des œuvres qu'il enseigne (Céline, Sartre, Beckett : tous ces écrivains de la mort), mais encore son statut de maîtrise face à des adolescents qui connaissent toutes sortes de problèmes auxquels Mort à crédit ou La Nausée n'apportent aucun espoir de solution.

(Ce thème sera repris et développé par Nancy Huston dans un excellent livre, Professeurs de désespoir, paru en 2004 aux éditions Actes Sud.)

Amené à prêcher des certitudes (n'est-ce pas là ce que nos élèves attendent ?), Aubord découvre le doute, comme Antoine Roquentin dans La Nausée. Et ce questionnement est si radical qu'il débouche sur une complète remise en cause : de son travail, du fonctionnement de l'école et de sa propre vie.

C'est pourquoi le livre de Bovard s'achève sur une rupture : Aubord décide de quitter l'enseignement et d'aborder une autre vie où il pourra, enfin, coïncider avec lui-même. Cet épilogue se lit dans un double registre : échec et fuite (dans le registre de la faute), mais également progrès et indépendance (dans le registre de la régénération).

Comme les Pasteurs de Chessex, Monnier ou Velan, le Maître de Bovard incarne cette conscience malheureuse qui est sans doute l'un des traits principaux de la littérature suisse.

 

Le pays de Carole

Touffu, dense parfois jusqu'à l'étouffement, Le Pays de Carole, paru en 2002, cherche à saisir les frontières du royaume amoureux. Dans un style âpre, toujours au bord de l'éclatement, Bovard raconte l'histoire d'une dépossession : Carole, gynécologue brillante, s'apprête à quitter Paul, son mari photographe. On ne sait combien de temps va durer cette séparation. Mais Paul ne s'y résigne pas et refuse de lâcher prise.

Au contraire, il va mettre à profit sa nouvelle solitude pour écrire, prendre en photo le pays de Carole, ces collines du Jorat nourries de brumes et de fantômes, dans lequel il se sent étranger. C'est en se promenant dans ce pays, en faisant chaque jour mieux connaissance avec les paysans qui l'habitent, en photographiant ses forêts, ses renards et ses ruisseaux, que Paul rassemblera en lui les vestiges de Carole. Et parviendra, peut-être, à se réconcilier avec lui-même. Un beau roman, grave et profond, qui dit les charmes sourds de la terre vaudoise, ses parfums, ses couleurs, ses envoûtements.

 

La Cour des Grands

Avec La Cour des grands, son dernier livre, paru en 2010, Bovard renoue avec l’épopée satirique de La Griffe. Une virée de groupe qui tourne au vinaigre. À la différence près qu’ici, dans La Cour des grands, on pénètre dans le saint des saints de la littérature romande.

Ce roman met en scène plusieurs écrivains, suisses et français, dans une équipée qui pourrait être celle de Lettres frontières ou des Petites Fugues. Sillonnant le terroir, en passant par Verdun et par Rheims, avant d’arriver à Paris, le roman passe en revue les rituels de la mondanité littéraire : la foire aux livres, les fameuses séances de dédicaces, les rencontres avec les libraires et les lecteurs, etc.

images.jpegQui sont ces écrivains ?

Trois auteurs de romans de gare, d’abord, qui se trouvent invités à cette escapade par erreur. Le premier, Xavier Chaubert, est champion de judo, mais il écrit des bluettes pour arrondir ses fins de mois. La seconde, Charlene, produit une sorte de confiture sentimentale, qui marche très fort. Quant au troisième, le transpirant Borloz, il s’est spécialisé dans la littérature érotique. Les trois publient aux éditions Weekend, équivalent de la collection Arlequin.

Face à ces trois médiocres plumitifs, un roc. Que dis-je ? Une péninsule !

Un monument des lettres romandes, Montavon, qui n’attend plus qu’une consécration : celle du Prix Nobel. À la fois vaniteux et bouffi de prétention littéraire, Montavon écrase de toute sa morgue le trio des écrivains du dimanche.

Cette confrontation entre deux mondes antinomiques — la grande et la petite littérature — permet à Jacques-Étienne Bovard de faire la preuve, une fois de plus, de sa verve critique. Mais aussi empathique. Car aucun de ces personnages — les nains comme le géant — n’est totalement ridicule, même si l’auteur nous invite à rire de ses travers. Chaubert, au contact de Montavon, se met à rêver, lui aussi, d’écrire un livre qui pourrait l’élever au-dessus de lui-même. Quant à Montavon, il incarne la parfaite maîtrise de la langue et de l’écriture. Ce qui provoque jalousie et dépit chez ses collègues.

Pour qui connaît le monde littéraire en général, et le microcosme romand en particulier, Montavon rappelle des figures connues. On pense à Jacques Mercanton ou à Jacques Chessex. Deux monstres habités totalement par leur œuvre. Deux écrivains qui brillent par l’éclat de leur style.

Évidemment, Bovard ne cherche pas, dans son roman, à se venger ou à régler des comptes avec ses maîtres. Montavon n’est pas Chessex, ni Mercanton. Le portrait qu’il en fait est complexe et nuancé. Montavon est d’abord un personnage de roman. Mais on sent, par-delà la satire, une forme d’admiration pour cet homme tout entier dans ses livres. Qui partage avec l’écrivain Bovard le souci du mot juste, de la langue qui chante et le refus de trahir ses racines.

Car de La Griffe à La Cour des grands, l’écrivain est en quête d’une langue personnelle qui s’inscrive à la fois dans une tradition classique et réaliste (on pense à Flaubert, bien sûr) et dans un enracinement profond à une terre et à sa langue. D’où la présence, souvent en italiques, de mots typiquement vaudois dans cette écriture travaillée par le rythme et l’obsession de la phrase juste.

Écrire dans la langue française sans trahir ses racines — c’est-à-dire se trahir soi-même : telle pourrait être la devise de Jacques-Étienne Bovard.

Àujourd'hui, cher Jacques-Étienne Bovard, vous recevez le prestigieux Prix de l'Association vaudoise des Écrivains (ou quelques noms illustres vous ont précédé : Philippe Jaccottet, Jacques Chessex, Janine Massard, Rafik ben Salah) — et vous entrez, définitivement, dans la cour des grands !

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