Devant sa glace, elle se demande si elle n’en fait pas trop. Un coup de blush sur les pommettes. Du mascara pour rendre plus profond le regard assassin. Un rouge à lèvres couleur sang. Des créoles en argent pour fasciner le regard comme un serpent qui danse.
Elle se regarde encore une fois dans le miroir et elle se plaît. Elle est prête au combat.
C’est la première fois qu’elle accepte de rencontrer un inconnu. D’habitude, ce n’est pas son genre. Sans être esclave des conventions, elle est un peu old style. Elle aime la galanterie et les longues conversations. Les promenades silencieuses. Les regards doux comme une caresse. Elle préfère les vieux livres qui sentent le papier jauni aux écrans plats d’ordinateur.
L’amour à fleur de peau aux amours virtuelles.
Pourtant, elle a cédé aux demandes de sa fille, Morgane, qui la harcèle depuis des mois. Elle s’est inscrite sur un site de rencontre. Elle a défini son « profil ». Elle a envoyé sa plus belle photo. En trichant un peu. Comme c’est la règle dans ce grand bal masqué. Une photo déjà ancienne prise par Philippe sur la terrasse de leur maison de Provence. Les glycines sont en fleur. L’ombre est rafraîchissante à l’heure de l’apéro. En tendant l’oreille on entend le mistral dans les champs de lavande. Elle a rempli consciencieusement toutes les rubriques en mentant sur son âge et sa situation familiale (célibataire, sans enfants). Elle a parlé de ses passions : les livres, les films, les voyages à travers le monde. Sans insister sur ses lectures : les hommes se méfient toujours des femmes trop cultivées. Elle a vanté ses talents culinaires (un homme se prend au lit, disait sa mère, mais il se garde à la cuisine). Elle qui arpente surtout la ville en talons hauts, elle s’est vantée d’être une grande randonneuse. Les joies simples de la Nature. Il n’y a que ça de vrai. Tous les hommes aiment les femmes sportives et élégantes.
Ensuite, elle a pris tout son temps pour rechercher l’homme idéal. 40-50 ans. Non-fumeur. Un physique agréable. Aimant les escapades dans la nature. Mais aussi les soirées cosy au coin du feu. Indépendant financièrement et libre dans sa tête. Raffiné sans être snob. La perle rare, quoi. Quelque chose entre Robert Redford (L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux) et Clint Eastwood (Sur la route de Madison)…
Cette image, brusquement, la fait sourire.
On peut toujours rêver, non ?
Enfin, tremblant comme une adolescente, elle a appuyé sur enter.
Un peu comme si elle appuyait sur le bouton rouge déclenchant une bombe atomique.
Impossible de revenir en arrière.
Elle pense à tout cela en traversant la ville d’un pas rapide. C’est un champ de bataille. Partout des bâches et des échafaudages. Des ruelles éventrées. Des hommes casqués de jaune arc-boutés sur des marteaux piqueurs. Elle zigzague entre les obstacles, saute dans un bus, passe devant le journal où travaillait Philippe.
Est-ce que le grand amour existe ?
Oui. Elle l’a connu. Il n’était pas parfait, pas tous les jours, non, il n’était pas sans silence et sans faille : il était absolu.
Le bus s’arrête devant l’entrée du journal. Elle a envie de descendre. De débouler dans son bureau sans crier gare. Parée comme une guerrière. Comme autrefois. Stupeur. Colère. Surprise. Mais quelqu’un d’autre, aujourd’hui, occupe le bureau du rédacteur en chef. Le nom même de Philippe a disparu. Seuls les plus anciens collaborateurs se souviennent de lui. Son amour de la boxe et du vélo. Sa passion pour le côtes-du-rhône. Et surtout sa curiosité insatiable pour les artistes et les fous. Les gens de peu, de rien. Les anonymes de la vie.
Quand le bus redémarre, vivement, elle détourne la tête.
Mais c’est trop tard.
Une ombre passe devant ses yeux…
Nuit et jour elle est là, toujours à la même place, dans la maison pleine de soleil et de parfums. La maison des amis. La maison de Provence. Jour après nuit son rire résonne dans la pièce. Car il est bien vivant, le temps d’un rêve, dans la chaleur de cet après-midi d'août, la chemise entrouverte, replaçant de sa main les lunettes qui glissent sur son nez. Il boit une gorgée de vin. Mais comme son verre est vide, le rire éclate encore une fois. On meurt de soif ici ! Autour de la grande table les autres rient comme des enfants. Sans attendre qu'on remplisse son verre, l'homme se lève pour se verser un grand verre d'eau. Sa tête tourne. Il s'appuie à la table, rien qu'un instant, pour chasser le vertige. Il se lève et repart, guerrier vaillant, pour se désaltérer. Jour après nuit c'est là qu’Adèle veut arrêter le film. Là qu'elle veut crier stop ! Mais bien sûr la bobine est lancée. Les images défilent. Philippe fait deux pas dans la pièce pleine de soleil et soudain tout bascule. C'est la scène capitale. Le coup de grâce. Personne ne comprend rien. Elle encore moins qu'une autre qui le connaît pourtant mieux qu'elle-même. Philippe s'écroule sur le sol. Il appelle. Il étouffe. Mais quelques secondes seulement. Tout va si vite. Dans sa tête c'est peut-être un éclair. Une brusque poussée de fièvre. Qui peut le dire ? La mort l'arrache d'un coup en plein été. Cette image-là — l'homme foudroyé les yeux ouverts dans la cuisine — est la plus terrible. À cet instant, elle sent que la vie le trahit. Quelque chose se brise. Un poignard invisible perce son cœur. Et le film s'arrête là. Elle aimerait le sauver, le protéger encore une fois de toute la force de son amour. Elle hurle à pleine voix pour l'avertir. Elle veut changer la fin du film. Effacer cette image maudite. Mais bien sûr l'homme s'écroule à chaque coup. Il n'entend pas sa voix. Il ne sait pas ce qui lui arrive…
Maintenant, elle est arrivée.
Elle pousse la porte du Café King’s.