Depuis Hier (1995), Agotha Kristof n’écrit plus. Non par angoisse de la page blanche ou choix délibéré, mais parce qu’elle estime avoir dit tout ce qu’elle avait à dire dans sa fameuse trilogie (Le Grand Cahier, La Preuve, le Troisième mensonge). Il a fallu un bien curieux concours de circonstances pour que paraisse L’Analphabète*, recueil de onze textes autobiographiques, parus il y a presque vingt ans, que l’auteur avait confiés à la revue zurichoise Du, puis totalement oubliés. Il a fallu que ses archives personnelles soient transférées à la Bibliothèque Nationale de Berne et qu’un chercheur curieux mette la main dessus pour que ces textes voient enfin le jour !
Agota Kristof nous montre que chaque écrivain est d’abord un lecteur, et que toute écriture naît du rapt d’une lecture. Nous sommes bien sûr dans la Hongrie des années 40, puis 50. La petite Agota est malade de lecture, elle aime à raconter des histoires qu’elle invente (déjà) elle-même. Puis arrive l’internat, et la séparation d’avec ses parents. Comme si elle entrait en clandestinité, Agota Kristof trouve alors son salut dans l’écriture, inventant une sorte de code secret « pour que personne ne puisse la lire ». Mais, quand survient la guerre, elle découvre avec effroi la langue allemande, langue de l’envahisseur, première langue étrangère et ennemie, puis la langue russe, quand les Communistes occupent à leur tour la Hongrie en 1945. C’est alors qu’elle commence sa lutte pour conquérir sa langue, « une lutte longue et acharnée qui durera toute sa vie. »
Nouvel exil en 1956, quand Agota Kristof quitte la Hongrie pour venir se réfugier en Suisse. Errance des personnes déplacées, nouvelles suspicions. C’est par hasard qu’elle se retrouvera dans les montagnes neuchâteloises, à Fontainemelon, où elle travaillera dans une usine d’horlogerie. Ici commence son désert — social, culturel, linguistique. Puis à nouveau l’écriture, d’abord de pièces de théâtre, puis de nouvelles, pour sortir du silence. Elle qui lisait à l’âge de quatre est devenue, selon ses propres termes, une « analphabète ». Une nouvelle vie commence pour elle avec une nouvelle langue, le français — la quatrième en date après le hongrois, l’allemand et le russe.
Cette langue, à laquelle elle trouve tous les défauts du monde (pauvreté de vocabulaire, lourdeur, absence de rythme), elle la maîtrisera au point d’en tirer sa propre musique, reconnaissable entre toutes. Musique élémentaire, phrases courtes, mot juste, expression resserrée. Tous les admirateurs d’Agotha Kristof ne seront pas déçus en lisant L’Analphabète : tout y est, comme en concentré, des qualités minimalistes de son écriture, lucidité et concision, humour diablement efficace. On attend avec impatience la suite de cette autobiographie qui devrait paraître au début de l’année prochaine aux Éditions du Seuil.
* L’Analphabète, par Agotha Kristof, Zoé, Genève, 2004.